Le monument enfoui (2023)

Le monument enfoui
(Un mémorial pour Bernard Lazare)

La question du rétablissement d’un monument à Bernard Lazare s’est posée à plusieurs reprises, après la destruction de la stèle inaugurée en 1908 aux Jardins de la fontaine, notamment en 1984-1986 et 2000-2001.

En 1984, un échange entre le maire de Nîmes, Jean Bousquet et le ministre de la culture, Jack Lang, aboutit en 1986 à un financement de la part de l’État pour 150.000 francs (la moitié de la somme envisagée) apparemment jamais utilisés. Aujourd’hui 300.000 francs correspondraient à 86.000 euros. La somme, considérée dérisoire par tous les acteurs à l’époque, fut finalement retenue aussi par les artistes qui répondirent à l’appel de la Mairie.

Plusieurs artistes ayant été envisagés, finalement c’est le projet de Christian Boltanski, personnellement présenté par Bob Calle (directeur du Carré d’art) qui fut le plus proche d’être adopté. N’ayant finalement pas eu de réponse de la part de l’administration nîmoise, Boltanski se retira du projet, trois ans après l’avoir présenté.

En 1990-1992 la discussion se rouvre, le maire n’ayant pas approuvé le projet de Dani Karavan (dont, contrairement à celui de Boltanski, je n’ai pas retrouvé de traces aux archives). Finalement Bob Calle se dessaisit de l’affaire et Christian Liger, adjoint au maire délégué à la culture, semble faire de même.

En 2000-2001 une requête de Carole Sandrel (Les amis de Bernard Lazare), en préparation du centenaire de la mort de l’écrivain, semble remuer un peu les choses, mais apparemment sans suite.

Le projet de Boltanski, prévoyait, au lieu qu’une réalisation monumentale, une installation de pierres, accompagnées de petites plaques, sur une falaise surplombant un bassin, à la hauteur de “l’avant dernière terrasse du jardin de la Fontaine”.  Ces pierres auraient dû venir de chaque lieu d’où une différente communauté serait venue à Nîmes, pour un minimum de douze et jusqu’à trente, comme un mémorial qui se construirait au fur et à mesure.

Donc, déjà en ces années-là, la question de la réfection de la stèle « à l’identique » ne se posait pas. Par ailleurs, il était documenté que la stèle, démontée pendant la seconde guerre mondiale et après un séjour dans le jardin du musée du vieux Nîmes, avait fini par être démantelée, pour fournir de matière au monument aux martyrs de la Résistance, édifié à partir de 1946 sur l’avenue Jean Jaurès.

La stèle elle-même était bien endommagée et défigurée, comme le montre une image tirée du site www.nemausensis.com (bien évidents le visage de Lazare barbouillé et le « tag » mort aux juifs).

Aujourd’hui, l’idée d’un nouveau « monument » tient toujours et encore plus la route, surtout si, comme l’avait envisagé Boltanski, il ne se résoudrait pas à une simple commémoration mais prendrait en compte les nouvelles et dramatiques questions liées aux intolérances et aux racismes actuels.

Avril 2023

 

PS : Ce qui précède est un compte-rendu de ma visite aux archives municipales de Nîmes, 28/03/2023, sur sollicitation du Collectif Mémoire et histoire (Dossiers 4H57 sur l’édification du monument aux martyrs de la Résistance, 92W22 et 2070 W 113 sur le rétablissement du monument à Bernard Lazare).

 


(D’après le site www.nemausensis.com)

À la suite, un choix de documents issus des archives municipales de Nîmes (92W22 et 2070 W 113) :

 

 

 

 

Un camp d’internement dans la garrigue (2016-2023)

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Le Camp Saint Nicolas.

Comme on le sait, une stèle est la statue d’un lieu. Elle le constitue en point de repère de la mémoire historique, comme une épingle sur une carte d’état major.

Un lieu en manque, et l’on ne devrait pas tarder à l’en pourvoir : le camp d’internement de Saint Nicolas, situé dans les limites administratives de la commune de Sainte Anastasie du Gard et de celles de Nîmes, à l’intérieur du terrain militaire des Garrigues (actuellement géré par le 2e Régiment étranger d’infanterie), à proximité du croisement des routes qui relient Nîmes, Uzès et Poulx (départementales 979 et 135).

Dans le terrain militaire des Garrigues (près du Mas de Massillan) existait déjà un camp, ouvert depuis janvier 1940 pour environ 200 « étrangers hostiles » (surtout allemands et autrichiens), et qui hébergeait déjà autant de républicains espagnols (1). Quelques kilomètres plus au nord, le long de la route départementale qui relie Nîmes à Uzès (dont le trajet a changé depuis) et à proximité d’une ferme désaffectée, existait un grand terrain plat. C’est là où arrivèrent, le 27 juin 1940, après cinq jours d’un tragi-comique périple en train et d’une marche à pieds de quinze kilomètres, environ 2000 détenus provenant du camp des Milles. (2)

Les conditions de vie y étaient rudes. Les internés, logés dans une centaine de tentes « marabout » pourvues d’un sol en paille, souffraient du mistral, de la chaleur, des insectes, de la dysenterie et de l’angoisse d’être livrés aux nazis (la commission Kundt, chargée du recensement et de la sélection des internés de guerre, fut active peu après la signature de l’armistice et se présenta effectivement début août).

Le commandement du site siégeait dans les bâtiments du Mas Saint Nicolas, qui était peut-être un ancien relais de poste, et dont aujourd’hui ne subsistent que quelques murs en ruine. Le camp fut fermé à l’automne 1940.

Certains s’enfuirent (l’écrivain Lion Feuchtwanger, le peintre Max Ernst) ; d’autres en furent libérés (Franz et Ulrich Hessel, le père et le frère de Stéphane) ; au moins un fut reconduit en Allemagne (3) (naturellement, la plupart de ces prisonniers étaient des Krieghetzer, soit des opposants et/ou des juifs).

Deux tableaux du peintre Henry Gowa, lui aussi interné, La marche de Saint Nicolas et Les naufragés, témoignent de cette expérience. Lion Feuchtwanger et Max Ernst la décrivent dans deux livres. Le galeriste Alain Paire et l’historien André Fontaine ont publié des travaux de recherche. Des informations fragmentaires se trouvent dans les biographies des personnes ayant séjourné dans ce camp de la garrigue (4), ainsi que dans les sites web consacrés à la déportation.

Mon propos est de parler de ce lieu, pour qu’on en connaisse mieux l’histoire, et pour que – éventuellement – un signe de mémoire y soit apposé.

(juin 2016)

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(1)
“CAMP DES GARRIGUES
II est situé dans le vaste terrain de manoeuvres militaires du même nom à 10 km au nord de Nîmes et jusqu’au bord du Gardon. Ouvert en janvier 1940 pour 200 détenus millois, il est contigu à un autre camp réservé aux deux cents réfugiés espagnols qui ont eux mêmes monté leurs baraquements en parpaings après avoir souffert du fort mistral tout le temps qu’ils ont vécu sous la tente. Ils cèdent une maisonnette aux Allemands qui, en attendant, en sont réduits à s’entasser et à en construire une deuxième le plus rapidement possible.”
André Fontaine, « Quelques camps du sud-ouest (1939-1940) », Recherches régionales n.104, 1988.

(2) Le 22 juin 1940, une semaine après l’entrée de l’armée allemande à Paris et le jour même de la signature de l’armistice, les internés antinazis du camp de Milles obtinrent d’être déplacés en train à Bayonne, dans l’espoir d’y trouver un navire pour s’échapper. Ils en furent refoulés, sur un malentendu quant au mot « allemand » et probablement on trouva en toute hâte la solution provisoire du camp des garrigues.

(3) Anne Grynberg, « Les camps du sud de la France : de l’internement à la déportation », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, N. 3, 1993, p. 562.

(4) Entre autres : Max Ernst, Franz Hessel, Ulrich Hessel, Lion Feuchtwanger, Wols (le peintre et photographe Alfred Otto Wolfgang Schulz), Henry Gowa, Adolf Lekisch, Golo Mann, Alfred Frisch, les peintres Max Lingner et Eric Isenburger. D’autres et nombreux noms sont répértoriés dans le journal de Lion Feuchtwanger et dans les notes à l’édition allemande du Diable en France (Der Teufel in Frankreich, Berlin 2000), ainsi que dans les liasses des archives départementales du Gard, et plus précisément dans les rapports de police qui documentaient les évasions du Camp Saint Nicolas (voir images en fin d’article).
Voir aussi Sophie D’agostino, Les Juifs dans le Gard durant la seconde guerre mondiale, Mémoire de maîtrise d’histoire contemporaine, Université Paul Valéry de Montpellier, octobre 1993, où une large place est donné au témoignage de l’interné (par la suite résistant) Alfred Frisch.

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02 Entre Nimes et le Gardon

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Henry Gowa :
03 Gowa La marche

Henry Gowa, Les naufragés :
04 Gowa Les naufragés

La tente “marabout” :
Camp Massillan 02

Relâche de Ulrich Hessel :
06 Entlassung Ulrich Hessel
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Probable emplacement du camp, quelques dizaines de mètres à l’ouest du Mas Saint Nicolas :

A environ 1 km, le croisement des D979 et D135 :12-Croisement-D-979_135

Deux articles d’Alain Paire :
Paire sur Gowa
Paire sur Ernst

Deux liens sur ce sujet:
Ce même article de mon site, paru dans Médiapart en juin 2016 dans une version plus ancienne et moins détaillée.
Une émission radiophonique réalisée par Dominique Balay pour France Culture en 2017.

La suite de mes démarches:

Retour sur les lieux, mars 2018

Feuchtwanger, 2022

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Et encore :

Un article de Jean-Jacques Salgon paru dans La nouvelle cigale uzégeoise en 2018.

Et, dans la même revue, un article de François-Guy Abauzit (mai 2010).

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Un texte de Marie-Paule Hervieu sur Feuchtwanger (extraits)

Lion Feuchtwanger, après avoir habité Sanary, lieu de rencontre d’intellectuels allemands antifascistes en exil, est interné au camp des Milles en 1939 et 1940. “Le train-fantôme” évacuant les détenus devant l’avance allemande, suscite la rumeur que “2000 boches” allaient arriver à Bayonne, ce qui provoque leur retour et leur internement au camp de Saint-Nicolas, près de Nîmes, d’où Feuchtwanger s’évade déguisé en femme. Il vit caché chez le vice-consul américain à Marseille, en attendant que Varian Fry le fasse passer en Espagne avec sa femme Marta…
(…)
Le troisième internement, dans le camp de tentes de la ferme Saint Nicolas, près de Nîmes, en zone non occupée. À quinze kilomètres, dans la montagne, les conditions de vie des deux mille internés sont moins rudes : si le camp est « ouvert », dans la mesure où les barbelés et les soldats de garde n’interdisent pas les descentes à la ville, de même que les visites de membres de la famille – Lion Feuchtwanger y a reçu la visite de sa femme évadée de Gurs pendant quatre jours –, le camp n’en reste pas moins surveillé et les évadés sont recherchés et ramenés par la gendarmerie française. Les corvées sont multiples, les latrines inexistantes, les moustiques abondent et la dysenterie menace, Lion Feuchtwanger en a été atteint et est resté quelques jours en péril de mort. Et surtout « le désespoir se faisait de plus en plus fort au milieu de cette ambiance de foire », avec des trafics en tous genres. Ce qui nous rongeait, ce n’était pas seulement le danger, on ne peut plus tangible, de la clause d’extradition, c’était aussi cette inactivité forcée, l’absurdité apparente de notre séjour dans le camp. On tournait en rond, on bavardait, on parlait toujours des mêmes choses, et l’on attendait de tomber malade ou d’être livré aux nazis » (page 256). L’obsession de ces hommes était donc d’être libérés ou, à défaut, de récupérer leurs papiers et de gagner Marseille.
L’évasion et le sauvetage. C’est dans ces conditions qu’avec l’aide de sa femme et du consulat américain de Marseille, Lion Feuchtwanger s’évade, habillé en dame anglaise. Revenus et cachés à Marseille, Lion et Marta Feuchtwanger empruntent la voie de terre, en traversant à pied les Pyrénées, puis ils gagnent Barcelone et prennent le train pour Lisbonne. Lion s’embarque pour les États-Unis sur l’Excalibur et débarque à New York le 5 octobre 1940, Marta le rejoint 15 jours plus tard, ils sont sauvés.

Note février 2023 : pour la précision, ce fut le vice-consul américain à Marseille, Myles Standish, qui attenda Lion Feuchtwanger en voiture diplomatique aux alentours du Camp Saint Nicolas, le dimanche 21 juillet 1940, et le ramena à Marseille, où l’écrivain fut hébergé par l’autre vice-consul, Hiram Bingham IV, avant que l’on organise, peut-être avec l’aide de Varian Fry (arrivé à Marseille le 14 août), sa fuite vers les États Unis :
Bingham worked with Fry on notable cases, including the emigration of Marc Chagall, political theorist Hannah Arendt, novelist Lion Feuchtwanger, and many other distinguished refugees. In the case of Feuchtwanger, Bingham went so far as to help spirit the novelist out of an internment camp and sheltered him in his own house while plans were made to help the refugee walk over the Pyrenees (https://en.wikipedia.org/wiki/Hiram_Bingham_IV).

Il faut aussi citer le rôle de Nanette Lekisch, épouse d’un médecin de Mainz interné aussi aux Milles et à Saint Nicolas, surnommée par la suite “l’ange de Nîmes”, qui guida Standish le jour de l’évasion de Feuchtwanger (voir le seul ouvrage qui à ma connaissance lui est consacré : https://www.hentrichhentrich.de/buch-moppi-und-peter.html).

Feuchtwanger, avec les autres 2000 allemands et autrichiens et apatrides (déchus par Hitler de la nationalité allemande) était arrivé au Mas Saint Nicolas le 27 juillet 1940, au bout du périple qu’il décrit dans le Diable en France et d’une longue marche dans la garrigue. Il sera bientôt au courant de l’article 19 de l’armistice qui venait d’être signé le 22 juin :
Article 19.
Tous les prisonniers de guerre et prisonniers civils allemands, y compris les prévenus et condamnés qui ont été arrêtés et condamnés pour des actes commis en faveur du Reich allemand, doivent être remis sans délai aux troupes allemandes. Le Gouvernement français est tenu de livrer sur demande tous les ressortissants allemands désignés par le Gouvernement du Reich et qui se trouvent en France, de même que dans les possessions françaises, les colonies, les territoires sous protectorat et sous mandat.

Il faut penser que la plupart des Krieghetzer avaient choisi de quitter le camp des Milles et s’étaient retrouvés à Saint Nicolas, alors que les allemands non-opposants n’avaient pas pris le fameux train de Bayonne :

(D’après Jacques Grandjonc L’émigration allemande (1933-1945) et les camps d’internement (1939-1944) dans le sudest de la France, Amiras-Repères-Revue occitane, 1984, n° 8, p. 5-17).
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Pour aller vite, je me borne à suggérer une très bonne bibliographie sur l’internement en France entre 1939 et 1945 :
https://criminocorpus.org/fr/outils/bibliographie/consultation/themes/14621/
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La remarquable recherche de l’Association philatélique du Pays d’Aix :
(http://appa.aix.free.fr/camp/pages/camp02.html) qui a été publié dans :
Guy Marchot, Lettres des internés du camp des Milles (1939-1942), préfaces d’Yvon Romero et Alain Chouraqui, L’Association Philatélique du Pays d’Aix, B.P 266, 13608 Aix-en -Provence cedex 1.

21 juin (1940)
2010 internés arrivent à arracher à l’état-major de Marseille la décision qu’un train les emmène à Bayonne. On leur restitue documents et argent déposés lors de leur arrivée au camp.
Dans la nuit, suicide au camp de l’écrivain Walter Hasenclever.

22 juin
Signature de la convention d’armistice qui entre en vigueur le 25 juin.
Le “train fantôme” part en direction de Bayonne via Arles, Sète, Tarbes, Lourdes, Pau. A Bayonne il rebroussera chemin vers Nîmes.

lettre Milles

Enveloppe + 2 lettres 24.6.40 :
. cachet à date “Les Milles Bouches-du-Rhône 18 30 . 24-6-40”
. cachet “Service de garde des étrangers – Le Vaguemestre”
. manuscrit “F. M.” (Franchise militaire)
. manuscrit : l’adresse de l’expéditeur : Médecin Capitaine P… Camp des Milles prés Aix en Provence B, du Rh.”

A l’intérieur on trouve deux lettres du Médecin Capitaine, dont une fait allusion au “train fantôme”.

Le “train fantôme” arrive à Nîmes. Les détenus sont dirigés vers un camp de toile improvisé à Saint-Nicolas.

(…)

1er août
La commission de contrôle dirigée par Ernst Kundt inspecte le camp des Milles.

4 août
La commission Kundt inspecte le camp improvisé de Saint-Nicolas et en demande la fermeture dans les meilleurs délais.

(…)

23 octobre
Environ 300 internés du camp des Milles et de Saint-Nicolas sont transférés à Gurs.

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Aux Archives départementales du Gard
(Cabinet du Préfet 1940-1945, 1W 273), signalements d’évadés du Camp Saint Nicolas :

 

Aussi (avril 2023), deux cartes du cadastre napoléonien (1811 et 1970) où l’on montre le chemin parcouru par Feuchtwanger le jour de son évasion du camp, comparées au images actuelles issues de Google maps.
Le chemin rural n. 23 du Plateau Saint Nicolas, qui était l’ancienne route de Nîmes à Uzès et où la voiture du consulat américain a recueilli Feuchtwanger le dimanche après midi 21 juillet 1940, a été remplacé entre la dernière guerre et 1970 par la route nationale n. 579 d’Aubenas au Grau du Roi (devenue la départementale 979 en 2006-2007).


(Archives départementales du Gard, Cadastre Sainte Anastasie 1053W28-26)


J’ai marqué le site ou probablement Feuchtwanger, au retour de l’auberge de La chaumière, a rencontré Nanette Lekish qui  l’attendait, entre le camp et la bifurcation pour la ”baignade” de Font verte (remerciements à Jean Minier pour la communication de la carte d’État major).

L’arrivée au camp, ainsi que la vie qu’on y menait et enfin les vicissitudes de son évasion  sont bien racontés par l’écrivain allemand dans Der Teufel in Frankreich. Erlebnisse, Berlin 2000 (1982). Traduction française : Le diable en France, Paris 1985 (Livre de Poche 2012). Je réproduit ici la page de son journal relatant la journée du 21 juillet.

L’auberge La chaumière, à proximité du Pont Saint Nicolas, démolie en 2013-2014 :

 

 

 

Nîmes January-May 2023



Quatre écrivains dans la garrigue

Ceci n’est pas à proprement parler un travail artistique, bien que je me considère avant tout comme un artiste visuel. Il se situe entre recherche historique, critique littéraire et création.

L’inspiration pour cette série d’images sur le territoire des écrivains me vient de la lecture d’un texte littéraire, Le Dépaysement. Voyages en France de Jean-Christophe Bailly.

Le chapitre sur Nîmes, « Castellum aquae », débute par la définition que Francis Ponge faisait de lui-même : poeta neamusensis. Or, pour un écrivain d’origine nîmoise, ayant passé toute sa vie ailleurs, cette affirmation ne peut tenir qu’à une très grande force symbolique de l’image de cette ville.

Il est évident qu’elle vient de l’héritage de la romanité, de son autorité historique, mais il y a peut-être autre chose. La langue latine, ses dérivations méridionales, l’occitan et le provençal, le fait de se considérer dépositaire et interprète de ce legs.

Jean Paulhan, issu d’une famille cévenole, lié à Ponge par d’étroits rapports de parenté ainsi que par une forte relation intellectuelle, se voulait descendant d’un Paulianus, consul à Nemausus au début de l’ère chrétienne. Les lettres et les dessins envoyés à ses parents depuis le ‘’masé’’ du grand-père sont les documents que j’ai voulu accompagner par l’image.

J’ai donc commencé à parcourir les lieux que ces écrivains avaient sans doute parcourus, à la recherche de vestiges à photographier.

Des dessins de Norah Borges, peintre et sœur de l’écrivain argentin Jorge Luis Borges, m’ont amené aux jardins de la Fontaine et à la relecture de Fictions. L’une des nouvelles de ce recueil, Pierre Menard, auteur du Quichotte, porte en exergue la date Nîmes 1939, alors que, certainement, l’auteur argentin se trouvait à Buenos Aires à ce moment-là. D’ailleurs, toute son œuvre, à l’instar de la nouvelle en question, est un tissu d’embûches dans des méandres historiques et littéraires. Ce qui est avéré, est qu’il avait séjourné dans le Midi et à Nîmes à plusieurs reprises.

J’ai justement utilisé sa technique pour mon propre travail, en plaçant des légendes sous des images de lieux qui ne leur correspondaient pas, ou en brouillant les reproductions de textes et les fonds visuels que je leur avais associés.

Une peinture d’Henry Gowa, La marche de Saint Nicolas, m’a amené sur l’ancienne route départementale entre Nîmes et Uzès. J’ai utilisé le journal de l’écrivain allemand Lion Feuchtwanger, l’auteur du Juif Süss, interné pendant l’été 1940 dans le Camp Saint Nicolas, pour accompagner mes photos de ce qui reste de ce camp et des traces de mémoire, dérisoires peut-être, que j’y ai laissées.

Enfin, les cartes d’état-major qui constituent l’arrière-plan de ces tableaux ne correspondent pas au Camp des garrigues, l’épisode ‘’vichyste’’ (avec son article 17 de l’armistice) n’étant pas unique en Europe. Elles décrivent ici des lieux situés dans les alentours de Rome, ville dont je suis originaire et dont je ne peux pas refuser l’héritage.

Quatre écrivains dans la garrigue (2022)

Ceci n’est pas à proprement parler un travail artistique*, bien que je me considère avant tout comme un artiste visuel. Il se situe entre recherche historique, critique littéraire et création.

L’inspiration pour cette série d’images sur le territoire des écrivains me vient de la lecture d’un texte littéraire, Le Dépaysement. Voyages en France de Jean-Christophe Bailly.

Le chapitre sur Nîmes, « Castellum aquae », débute par la définition que Francis Ponge faisait de lui-même : poeta neamusensis. Or, pour un écrivain d’origine nîmoise, ayant passé toute sa vie ailleurs, cette affirmation ne peut tenir qu’à une très grande force symbolique de l’image de cette ville.
Il est évident qu’elle vient de l’héritage de la romanité, de son autorité historique, mais il y a peut-être autre chose. La langue latine, ses dérivations méridionales, l’occitan et le provençal, le fait de se considérer dépositaire et interprète de ce legs.

Jean Paulhan, descendant d’une famille cévenole, lié à Ponge par d’étroits rapports de parenté ainsi que par une forte relation intellectuelle, se voulait descendant d’un Paulianus, consul à Nemausus au début de l’ère chrétienne. Les lettres et les dessins envoyés à ses parents depuis le “masé” du grand-père sont les documents que j’ai voulu accompagner par l’image.

J’ai donc commencé à parcourir les lieux que ces écrivains avaient sans doute parcourus, à la recherche de vestiges à photographier.

Des dessins de Norah Borges, peintre et sœur de l’écrivain argentin Jorge Luis Borges, m’ont amené aux jardins de la Fontaine et à la relecture de Fictions. L’une des nouvelles de ce recueil, Pierre Menard, auteur du Quichotte, porte en exergue la date Nîmes 1939, alors que, certainement, l’auteur argentin se trouvait à Buenos Aires à ce moment-là. D’ailleurs, toute son œuvre, à l’instar de la nouvelle en question, est un tissu d’embûches dans des méandres historiques et littéraires. Ce qui est avéré, est qu’il avait séjourné dans le Midi et à Nîmes à plusieurs reprises.

J’ai justement utilisé sa technique pour mon propre travail, en plaçant des légendes sous des images de lieux qui ne leur correspondaient pas, ou en brouillant les reproductions de textes et les fonds visuels que je leur avais associés.

Une peinture d’Henry Gowa, La marche de Saint Nicolas, m’a amené sur l’ancienne route départementale entre Nîmes et Uzès. J’ai utilisé le journal de l’écrivain allemand Lion Feuchtwanger, l’auteur du Juif Süss, interné pendant l’été 1940 dans le Camp Saint Nicolas, pour accompagner mes photos de ce qui reste de ce camp et des traces de mémoire, dérisoires peut-être, que j’y ai laissées.
Enfin, les cartes d’état-major qui constituent l’arrière-plan de ces tableaux ne correspondent pas au Camp des garrigues, l’épisode ‘’vichyste’’ (avec son article 19 de l’armistice) n’étant pas unique en Europe. Elles décrivent ici des lieux situés dans les alentours de Rome, ville dont je suis originaire et dont je ne peux pas refuser l’héritage.

 

 Francis Ponge

 Pierre Menard

 Jean Paulhan

Lion Feuchtwanger

Ces séries sont ponctuées par d’autres images retravaillées, peut-être plus personnelles, de la garrigue gardoise :


Nella garriga 08, 2017, 45×60.
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Nella garriga 09, 2017, 45×60.
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Nella garriga 06, 2017, 45×60.
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From the Road 01 (Camp de César), 2018, 32×50.
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From the Road 02 (Nages), 2018, 32×50.
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Zoology 03 (Pont du Gard), 2019, 31×50.
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Garriga 14, 2017, 32×32.

 

*Parce-que, dans son résultat, l’intention est encore bien présente et elle n’amène pas vraiment à une perte de soi : à une partielle redécouverte de soi-même, peut-être.

 

Con il cuore fermo (2022)

Ce travail s’inspire d’un autre documentaire de Gianfranco Mingozzi, moins connu que La Taranta : Con il cuore fermo, Sicilia (1965). Il n’est pas moins magistral que celui sur Galatina. Ce film connut des vicissitudes difficiles : conçu comme un long-métrage autour du personnage de Danilo Dolci (La violenza), il fut interrompu en plein tournage à cause du retrait de la maison de production. Mingozzi, avec son propre argent et l’aide technique d’un producteur indépendant, en fit un moyen-métrage qui jouit de l’admirable commentaire de Leonardo Sciascia (voir : Sciascia per Con il cuore fermo).
“Le détroit de Messine n’est donc pas seulement la ligne de partage entre le continent et une île, mais la ligne qui coupe les espoirs et les désirs de l’absence, la soumission, la misère, tous les problèmes d’un monde qu’il faut regarder d’un œil clair et d’un cœur ferme, publiquement, avec le courage de les affronter et de les résoudre.” (Leonardo Sciascia, in La terra dell’uomo, Lecce 2008, p. 83).

Les deux premières minutes du documentaire :
Gianfranco Mingozzi Con il cuorefermo, Sicilia – Sequenza iniziale.mov

Je n’ai utilisé de ce film que quelques captures d’écran, issues de la première séquence, où une voix off énumère les statistiques sur l’émigration de la Sicile vers l’Europe du Nord et où l’on montre les adieux des familles sur le quai de la gare maritime de Messine.
J’ai creusé le titre, respectant la police et le format originaux, au Bic sur des cartes topographiques. À travers les mots du titre, le fond du tableau, en rouge fluorescent. Les trois images arrêtées sont transférées sur verre et constituent le premier plan de chaque pièce.
J’ai utilisé sans doute les séquences les plus anodines du film, mais c’étaient les seules où je pouvais me sentir autorisé à intervenir. D’autres, outre celles des meurtres mafieux dont le montage est impressionnant, sont trop fortes pour ne permettre autre chose que de regarder : les corps luisants de sueur des travailleurs dans les mines de soufre ; la fuite des enfants du cortile Cascino devant la caméra, dans la dernière séquence.

 


Capture d’écran : http://www.gianfranco-mingozzi.it/D.%20Documentari.html
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Ainsi, le détroit de Messine…


mais sépare l’espoir du désir sans confiance,

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Le DVD dont j’ai extrait les arrêts sur image est inclus dans le livre publié par les éditions Kurumuny de Lecce en 2008 : Gianfranco Mingozzi, La terra dell’uomo. Storie e immagini su Danilo Dolci e la Sicilia.

Les liens vers mes travaux précédents inspirés des documentaires de Mingozzi : Galatina remix, Galatina 1961.

Un extrait de Con il cuore fermo, Sicilia (5 minutes) :

 

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Feuchtwanger (2022)

“Les dimanches d’hiver, quand en général il n’y a pas d’entrainement dans le terrain militaire du Camp des garrigues, il y a une certaine tolérance, ou peu de surveillance, à l’égard des randonneurs, des chercheurs de champignons et des coureurs. Mais il a fallu attendre le mois de mars et la fin de la saison de chasse au sanglier pour pouvoir pénétrer, habillé comme un coureur et en courant, dans le terrain, pour y placer un carreau de céramique en guise de stèle commémorative.
J’ai trouvé, à l’intérieur même de l’ancien camp d’internement (dont il ne reste que des vestiges infimes) un endroit plat et assez visible à l’improbable visiteur, où la terre paraissait remuée de frais, et c’est là où, en mars 2018,  j’ai placé mon humble témoignage.”

Pour l’historique de ce geste,  un petit rappel :
“Comme on le sait, une stèle est la statue d’un lieu. Elle le constitue en point de repère de la mémoire historique, comme une épingle sur une carte d’état-major. […] Dans le terrain militaire des Garrigues (près du Mas de Massillan) existait déjà un camp, ouvert depuis janvier 1940 pour environ 200 « étrangers hostiles » (surtout allemands et autrichiens), et qui hébergeait déjà autant de républicains espagnols. Quelques kilomètres plus au nord, le long de la route départementale qui relie Nîmes à Uzès (dont le trajet a changé depuis) et à proximité d’une ferme désaffectée, existait un grand terrain plat. C’est là où arrivèrent, le 27 juin 1940, au bout de cinq jours d’un tragi-comique périple en train et après une marche à pieds de quinze kilomètres, environ 2000 détenus provenant du camp des Milles.”  (Camp Saint Nicolas, October 2016. Voir aussi : Une marche en garrigue, émission réalisée par D. Balay pour France Culture en septembre 2017).

En novembre 2022, le caractère exagérément confidentiel de cette intervention artistique, qui n’a connu qu’un seul acteur et témoin, me pousse à relire et réinterpréter les images que j’avais prises au moment de l’apposition de ma “stèle”.

Je vais imprimer sur film transparent et superposer ces photographies à des cartes d’état-majeur, des cartes de l’Istituto Geografico Militare italien dont je dispose grâce à la prévenance d’un ami fils de diplomate. On est bien là dans un terrain militaire, comme Feuchtwanger et les autres réfugiés allemands étaient en 1940. Par ailleurs, ces cartes italiennes remontent à la même époque. Je compte aussi imprimer sur papier calque des extraits du texte de l’écrivain allemand où il décrit sa marche dans la garrigue et son arrivée au Camp Saint Nicolas, et les superposer aux cartes IGM. Il me faudra encore un élément de couleur, propre à rehausser ou parfois à brouiller certaines parties des deux premières couches sémantiques. Je pense transférer, sur verre et en premier plan, les dates de la marche et de l’internement au Camp saint Nicolas, que je retrouve dans le journal de L.F. Comme un cachet de cire rouge et dans la langue originale, bien sûr.
En bon critique de moi-même, je me permets de rappeler que cette technique de travail par stratigraphie n’est pas sans faire écho à une pratique du “retour sur les lieux” : octobre 2016, septembre 2017, mars 2018, novembre 2022.

(Le livre de Feuchtwanger : Der Teufel in Frankreich. Erlebnisse, Berlin 2000 (1982). Traduction française : Le diable en France, Paris 1985 (Livre de Poche 2012). Première édition : Mexico 1942, sous le titre Unholdes Frankreich.

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Feuchtwanger 01, 2022, 30×40.
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Feuchtwanger 02, 2022, 30×40.
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Feuchtwanger 03, 2022, 30×40.
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Feuchtwanger 04, 2022, 30×40.
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Feuchtwanger 05, 2022, 30×40.
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Feuchtwanger 06, 2022, 30×40.

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Galatina remix (2022)

Préface

Si je me suis intéressé au sujet de la Taranta – qui en Italie est loin d’être seulement un sujet d’études ethno-démo-musicologiques – mais est devenu un phénomène de culture populaire, en même temps savante et de masse – c’est que, vu mon âge et mes origines géographiques, j’aurais pu moi-même être l’un de ces garçons qui guettent la tarantolata par la fenêtre de sa masure.
J’ai entrepris la traduction en français du texte de Salvatore Quasimodo, Prix Nobel de littérature en 1959, auquel Gianfranco Mingozzi s’adressa, sans doute par le biais de son mentor, Cesare Zavattini.
Le texte, qui fait bien référence aux écrits de l’ethnologue Ernesto De Martino (Sud e Magia, Milano 1959 et probablement La terra del rimorso, Milano 1961), fut rédigé en moins de vingt jours, Mingozzi souhaitant présenter son film au très proche Festival dei popoli de Florence (janvier 1962, où effectivement il gagna le prix Marzocco d’oro).

Je vais reprendre cette série récente de neuf petits formats (Galatina 1961) en utilisant d’autres arrêts sur images, d’intérêt plus “autobiographique”. Il y aura douze 30×40, dont chacun portera une ou deux lettres de la phrase Et in Arcadia Ego, écrites sur une carte topographique d’Italie du Sud. Chaque tableau sera décoré de pièces de puzzle vierges, peintes en rouge fluo (acrylique La Pajarita Fluor F-3, qui remplace efficacement mon Lumen rosso 26) et appliquées selon la succession de Fibonacci, de 0 pour le premier à 89 pour le douzième (comme on le sait, la progression de Fibonacci née pour calculer le taux de reproduction des lapins, considère chaque numéro comme l’addition des deux qui le précèdent).
Au dernier tableau de la série, le puzzle, qui ne montre rien mais cache plutôt l’image au fur et à mesure qu’il avance, sera presque entièrement rempli.
J’avoue que j’ai choisi cette formule tout en pensant à Mario Merz (Crocodilus Fibonacci, 1972, entre autres) et à des formes en spirale dont je me suis servi pour des travaux récents (Going round and round).

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Le texte de Quasimodo (Gianfranco Mingozzi, La Taranta, Kurumuny, Lecce 2009).
Et ma tentative de traduction française : Quasimodo La terre du remords

 

Ici un court extrait (1:20) de La Taranta remix :

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Galatina remix, 2022.


01, 30×40.
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02, 30×40.
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03, 30×40.
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04, 30×40.
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05, 30×40.
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06, 30×40.
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07, 30×40.
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08, 30×40.
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09, 30×40.
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10, 30×40.
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11, 30×40.
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12, 30×40.
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Postface

Je viens d’achever le deuxième volet de mon travail sur les rituels de dépossession en Italie méridionale (voir aussi Galatina 1961).
Cette série de douze 30×40 sera accompagnée d’une projection : j’ai traduit en français le commentaire de Salvatore Quasimodo sur le documentaire de Mingozzi et je vais enregistrer ma voix, en off, à la place du texte italien. Cela donnera quelque chose d’amusant je pense.

Ensuite je travaillerai sur un autre documentaire de Gianfranco Mingozzi, moins connu que La Taranta : Con il cuore fermo, Sicilia (1965). Il n’est pas moins magistral que celui sur Galatina. Ce film connut des vicissitudes difficiles : conçu comme un long-métrage autour du personnage de Danilo Dolci (La violenza), il fut interrompu en plein tournage à cause du retrait de la maison de production. Mingozzi, avec son propre argent et l’aide technique d’un producteur indépendant, en fit un court-métrage qui jouit de l’admirable commentaire de Leonardo Sciascia.

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La verrière, Octobre 2022.

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Polyandrion (2022)

 

Je présente ici une réédition de la première d’une série d’estampes inspirées par le Songe de Poliphile (Francesco Colonna, Hypnerotomachia Poliphili, Venezia, Aldo Manuzio, 1499) : From Cythera series C, 2018. Dans cette œuvre romanesque, les protagonistes Poliphile et Polia se retrouvent parmi les ruines du Polyandrion qui, d’après les exégètes modernes, pourrait se traduire par “le cimetière des morts d’amour”.

Le mot Polyandrion vient du grec ancien ; il désigne les sépultures collectives, notamment de guerriers morts au combat :
article ancient world magazine
article wikipedia
Je m’y intéresse aussi parce que j’ai repris récemment un travail sur les Étrusques et leurs pratiques funéraires : sp nemoz

Voir aussi, parmi les nombreux articles sur les canopes :
article enciclopedia treccani
article camminare nella storia

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Pour les représentations du Polyandrion dans le Poliphile, voir :
article persee
article cairn
article utpictura

 

PS :
Une photographie prise dans les mêmes circonstances que celle utilisée en fond de ce From Cythera C 01, mais avec un cadrage  différent, a servi pour une couverture de la revue La cause du désir (numéro 104, mars 2020). Le lieu representé est le “Temple de Diane” des Jardins de la Fontaine à Nîmes.

 

 

 

Der Reichstagssturm (2022)

A thesis on contemporary history.

I vuoti lasciati da un T-Rex dipinto di rosso fluorescente.
Gli Hostile Hopi che resistevano all’imperialismo americano, all’inizio del ventesimo secolo.
Un puzzle le cui tessere sono andate disperse. Un esperimento sull’andatura dei gibboni.
La presa del Reichstag da parte dell’Armata Rossa, in un ciclo pittorico celebrativo del Karlshorst Museum di Potsdam.

Les vides laissés par un T-Rex peint en rouge fluo.
Les Hostile Hopi qui résistent à l’impérialisme américain au début du 20e siècle.
Un puzzle dont les pièces ont été dispersées. Une expérience sur la démarche des gibbons.
La prise du Reichstag par l’Armée rouge, dans un cycle de peintures commémoratives au Karlshorst Museum de Potsdam.

The gaps left by a T-Rex painted in fluorescent red.
The Hostile Hopi resisting American imperialism, early 20th century.
A puzzle whose pieces have been scattered. An experiment on the gait of gibbons.
The taking of the Reichstag by the Red Army, in a commemorative painting cycle at the Karlshorst Museum in Potsdam.


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Der Reichstagssturm 01, 2022, 22,5×30.
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Der Reichstagssturm 02, 2022, 22,5×30.

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Bello! Opere nuove? C’è spiegone?
SC

Ah no, òpiri d’arti sunnu!
Lo spiegone è che la Storia è complessa e confusa.
Comunque il tirannosauro a pezzi è l’impero sovietico, o forse anche il puzzle.
Il tentativo di rimettere insieme i pezzi si urta alla resistenza degli Hopi, oppure a quelle dei gibboni, che non vogliono stare al gioco.
E la visione della storia è imbrogliata da ogni elemento successivo, come un’archeologia all’incontrario.
E alla fine non ci si capisce niente ma forse c’è un bell’effetto pirotecnico.
SP

Ruins in the Forest. Series A (2016-2017)


RnF A 01, 2016, 30×40.
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RnF A 02, 2016, 30×40.
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RnF A 03, 2016, 30×40.
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RnF A 04, 2016, 30×40.
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RnF A 05, 2016, 30×40.
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RnF A 06, 2016, 30×40.
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RnF A 07, 2016, 30×40.
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RnF A 08, 2016, 30×40.
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RnF A 09, 2016, 30×40.
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RnF A 10, 2016, 30×40.
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Spuglia lettre 1

Spuglia lettre 2

 

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NEMOZ, livre d’artiste. (2022)


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NEMOZ est le nom, prélatin et même préceltique, * du site où surgit la ville de Nîmes, anciennement Nemausus. Étant romain de naissance, et ayant l’opportunité de séjourner régulièrement dans la “Rome française”, je m’y sens comme “chez moi”, et j’ai souhaité apporter mon humble contribution à une iconographie de la capitale du Gard.

Ainsi qu’un nom préromain, qui résonne bien à mes oreilles, ** j’ai choisi pour mes illustrations des sources préromaines : des productions plastiques des Étrusques, le peuple qui a tout appris aux Romains, sauf l’art de la guerre.

J’ai utilisé comme support un guide de Nîmes et du Gard de 1935, peut-être un objet de collection en soi. J’y ai apposé, à l’encre rouge Lumen 26, des “reprises” d’images qui me tiennent à cœur : des photographies de canopes (urnes funéraires grossièrement anthropomorphiques). Ces vases viennent surtout de la ville de Chiusi (Toscane méridionale), bien qu’on en trouve aussi un peu plus au nord (Arezzo). Ils datent du VIIe-VIe siècle av. J.-C. ***

Quelqu’un remarquera peut-être que mes citations de l’imagerie tuscanique présentent des profils pas très « philologiques », un peu trop proéminents, à l’instar d’un célèbre personnage littéraire, lui aussi issu des terres d’Étrurie. C’est une petite boutade que je me suis autorisé.

 

* Certains citent, toutefois, un mot celte nemoz (forêt), d’autres un nemeton, qui “désigne le temple utilisé par les Gaulois à l’époque de leur indépendance” (https://fr.wikipedia.org/wiki/Religion_gauloise).

** Le latin nemo (ne hemo, “pas-homme”) pourrait donner en français personne, si ce n’est que personne vient du latin persona, qui à son tour vient de l’étrusque phersu : masque.

*** Les canopes qui ont servis de modèle à mes fictions sont exposés actuellement au Musée de la Romanité de Nîmes (Étrusques, une civilisation de la Méditerranée, du 15 avril au 23 octobre 2022).
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Dimensions des images : 24×34 cm.
Travail achevé le 17 mai 2022.
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Documents annexes :


SP, Phersu, 1986, 60x25x30, égaré (exposé à Masques d’artistes, La Malmaison, Cannes 1987).
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Le personnage de Phersu, tombe des Augures, nécropole de Monterozzi, Tarquinia, VIe siècle av. J.-C.

 

 

 

Oiseaux de Carême (Birds of Lent) 2022


Au moment où je peins ces poissons en prise de bec avec eux-mêmes, ces grotesques ichtyologiques sur fond de planches ornithologiques allemandes, on est en pleine période de Carême (la période liturgique qui débute quarante jours avant la Résurrection).

Je reprends, deux ans après, des dessins de Carême  exécutés  pendant le printemps 2020, période où, comme on le sait, on était dans la pénitence  et l’on ne pouvait consommer de viande (mais du poisson, ça oui).

Oiseaux de Carême : le juste titre me vient d’un vers de Thomas Lago (“envoie tes oiseaux de malheur…”) pour une chanson des Kat Onoma de l’année 1987 je crois (Cupid). En italien cela donnerait : uccelli di malaugurio, uccelli di Quaresima, qui résonne avec Quarantena.

Des oiseaux de proie (Raubvögel), ainsi que des oiseaux aquatiques, issus d’un recueil zoologique déniché par mon amie Margaret dans un marché aux puces du Starnbergersee, dans les années 90, et réduit par moi à l’état d’arête à force d’en arracher les pages.

Un dessin à la main libre et à la mémoire courte, à l’acrylique rouge, en une maladroite imitation du peintre oriental, ivre de jeûne et d’abstinence.

 


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Birds of Lent 01, 2022, 33×42.
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Birds of Lent 02, 2022, 33×42.
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Birds of Lent 03, 2022, 33×42.
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Birds of Lent 04, 2022, 33×42.

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Birds of Lent 05, 2022, 33×42.

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Birds of Lent 06, 2022, 33×42.

 

 

Ceramic writings (2003-2022)

Spuglia ceramics are produced in friendly collaboration with Vietriscotto, a traditional ceramic workshop operating on Italy’s Amalfi Coast (at Vietri sul Mare) since 1952.
Around mid-May I returned from Vietri, where I made a new series of ceramic pieces: pasta plates (diameter: 21 cm) with “bestiaire” drawings and a blue border; and dinner plates (diameter: 26 cm) with concentric texts taken from Shakespeare’s The Tempest (see examples below).
The plates are priced at 30 euros apiece, including shipment within Europe.



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“Bestiaire” 21 cm, without border.
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“Bestiaire” 21 cm with border.
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Ceramic writings 26 cm.
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See also the relatively recent: Dessins de Carême 2020 (for “wave” plates).

Please send inquiries and order to contact[at]salvatorepuglia.info.

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Ceramic 2003-2020:

 


Voi ch’ascoltate…, 2003 (the very first one).
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Spuglia Philosophie 01
La philosophie dans le boudoir
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Spuglia Vedo rosso a

Spuglia Vedo rosso b
Vedo rosso (collection Lo Giudice-Mitrofanoff)
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Spuglia-tavolo-croceverde
Tavolino croce verde
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tavolo-martini
Tavolino Martini
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Table Rouge et Noir
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bagno-ercadi
Bagno Ercadi
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Spuglia-bagno-Donnini-Occhiuzzi1
Bagno Occhiuzzi-Donnini
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assiettes-de-trimardeur
Assiettes trimardeurs
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Carreaux trimardeurs

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Piatti Inuit 2015Plates drum songs
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Table-dressée-2016
Assiettes Heidsieck
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Carreaux à plinthe

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spuglia-zoccoli-scritti
Zoccoli verderamino
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Spuglia piatto onda Ginestra
Piatto “onda” La ginestra

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Plat de Carême

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Sushi 13×26

 

La philosophie dans le boudoir

Vietri sul Mare est une petite ville de cinq ou six-mille habitants, perchée à l’extrémité du golfe de Salerne, à cinquante kilomètres au sud de Naples.
Depuis l’antiquité, grâce à un courant longeant les côtes du nord au sud, qui amenait naturellement ses bateaux vers la Sicile, les entrepreneurs de Vietri ont pu exporter la vaisselle faite avec la glaise des inépuisables carrières qui se trouvent à l’intérieur de ses terres.
Aujourd’hui encore la fabrication artisanale de la céramique est son activité principale. Dans les rues et les places de cette ville tout ce qui est signe est fait de ce matériau: façades, enseignes, pancartes, vases et animaux en faïence donnent à Vietri un aspect d’entrepôt de pacotille peinte à ciel ouvert.
Si on a des amis là-bas, on peut être introduit dans l’un de ces laboratoires artisanaux, pour y faire ses propres carrelages. On vous donne un tabouret au milieu des ouvriers, on vous confie un pot de la couleur que vous aurez choisi, un bleu de Delft par exemple, et on place à coté de vous une palette de carreaux prêts à être émaillés.
Sous le regard des ouvriers, curieux de voir ce que vous savez faire, vous aurez à décider comment couvrir de signes ces dalles. Vous avez décidé de jouer une parodie de l’art populaire, avec ses desseins «bien faits», ses dictons écrits en belle calligraphie. Vous avez décidé de mettre un texte philosophique sur ces surfaces, bien que ce ne soit pas la surface naturelle pour un tel travail de transcription. Vous sortez un livre de votre poche, un livre en langue étrangère, parce que vous n’avez pas envie que soit lisible ce que vous écrivez. Vous vous mettez à l’œuvre, d’une main maladroite qui ne vous obéit pas. Le pinceau va là où il veut, vous le laissez faire, cela peut vous convenir que de rédiger en mauvaise écriture un beau texte. On s’approche de vous et on vous fait gentiment remarquer que vous n’utilisez pas le bon pinceau. Mais, même avec le bon, vous en mettez partout. Au bout de quelques heures, les gens sont fatigués de se laisser amuser par vous et comprennent qu’il n’y a rien à faire, ils vous laissent tranquille. Vous en êtes à la troisième page de la philosophie dans le boudoir et au cinquantième carreau, vous n’en pouvez plus, maintenant votre main est libre vraiment et elle écrit ce qu’elle veut, et la journée de travail est bientôt finie.

 

La filosofia nel boudoir

Vietri sul Mare è una cittadina di quattro o cinquemila abitanti, incastonata su un promontorio erto, all’imbocco della costiera amalfitana.

Fin dai tempi preistorici, grazie a una corrente che scende lungo la costa tirrenica, da nord a sud, e che porta le imbarcazioni verso la Sicilia, i commercianti vietresi potevano esportare il vasellame prodotto con l’argilla scavata a Ogliara, una frazione di Salerno.

Ancora oggi la fabbricazione artigianale e semi-industriale di terraglie e di maioliche è l’attività principale di questa amena località campana. E Vietri ha sempre attirato artisti vagabondi, cui ha offerto possibilità di lavoro e ospitalità. Lo stile stesso della ceramica vietrese, il segno un po’ naif un po’ sincretico che la fa riconoscere immediatamente, è il risultato dell’incontro, negli anni ’20, fra pittori tedeschi di ispirazione modernista e artigiani locali dalle provate capacità.

Tutto ciò che è segno, nelle strade e nelle piazze di Vietri, è in ceramica dipinta: i rivestimenti delle facciate, le insegne dei negozi, i cartelli stradali. I balconi riempiti di vasi, di statuette e di varia animalia, così come le cupole delle chiese coperte di piastrelle verdi e gialle, contribuiscono a fare di questa località un gaio trionfo dell’horror vacui fittile.

Se si ha la fortuna di avere amici che vivono nella cittadina, si può essere accompagnati in un laboratorio ed essere presentati al mastro. Si cerca di spiegare cosa si intende fare. Ma è un amico che vi ha portato, non c’è bisogno di grandi discorsi: vi si prepara il vostro posto, vi si sistema uno sgabello davanti a un tornio, vi si procura una ciotola del colore che avrete scelto, un blu di Delft, per esempio, a imitazione degli azulejos, che a loro volta imitavano la porcellana importata dalla Cina. A lato del vostro sgabello viene sistemato un carrello di piastrelle smaltate, pronte per essere dipinte.

Sotto lo sguardo curioso degli operai, che si chiedono di quali abilità darete prova, vi troverete nella situazione di decidere rapidamente in che maniera coprire di segni queste mattonelle. Avrete deciso di eseguire una parodia di arte popolare, con le sue figurazioni precise e ripetitive, con i suoi proverbi scritti in bella calligrafia. Avrete deciso di apporre a queste superfici un testo filosofico, pur sapendo che quella non è la superficie destinata a ricevere una tale fatica di amanuense. Tirate un libro fuori della tasca, un testo misto di metafisica e di oscenità, un libro scritto in una lingua straniera: non avete voglia che ciò che trascrivete sia leggibile.

Vi mettete all’opra, con una mano malabile che non vi obbedisce. Il pennello va lì dove vuole; lo lasciate fare; in fondo vi conviene, questa redazione in brutta copia di un bel testo. Infine i vostri vicini non ne possono più di vedervi soffrire; ce n’è uno che si alza dal suo posto e viene a dirvi – gentilmente – che non state usando il buon pennello, che quello lì è il pennello sbagliato. Cambiate strumento, ma anche quello buono va lì dove vuole lui. Dopo qualche ora si sono finalmente stancati di divertirsi alle vostre spalle e capiscono che non c’è niente da fare; vi lasciano tranquillo. Siete arrivati alla terza pagina della filosofia nel boudoir, avete calligrafato cinquanta mattonelle e non ne potete più, è adesso che la vostra mano è libera davvero e scrive ciò che vuole, è presto finita la giornata lavorativa, e il bello è là da venire.

Vietri sul Mare, 2003

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Paulhan

“Jusqu’à l’âge de douze ans, Jean Paulhan vit heureux dans la région nîmoise ou cévenole : il va passer le dimanche au mazet, herboriser dans le bois des Espeisses, explorer la garrigue, regarder les parties de boule, se promener au jardin de la Fontaine, écouter les ‘sornettes’ de son grand-père…”, Claire Paulhan, Introduction à Jean Paulhan, La vie est pleine de choses redoutables. Textes autobiographiques, Paris 1989, p. 9.

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Paulhan 01, “passer le dimanche au mazet”.
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Paulhan 02, “herboriser dans le bois des Espeisses”.
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Paulhan 03, “explorer la garrigue”.
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Paulhan 04, “regarder les parties de boule”.
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Paulhan 05, “se promener au jardin de la Fontaine”.
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Paulhan 06, “écouter les ‘sornettes’ de son grand-père”.

Le format de chaque pièce de la série, achevée à la fin de février 2022, est 24×36.
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Voir aussi:

Christian Liger, Histoire d’une famille nîmoise : les Paulhan, Paris 1984 (d’où j’ai tiré les dessins et manuscrits de J. P. utilisés en trame de mes images).

Jean Paulhan-Francis Ponge, Correspondance 1923-1968, vol. I et II, Paris 1986.

Frédéric Badré, Paulhan le juste, Paris 1996.
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Quant à la méthode employée pour ce travail, je me suis inspiré de celle de Pierre Menard *, illustrée dans ce même site. Aucune des images utilisées pour accompagner les écrits de jeunesse de Paulhan n’est “originale” : ces photographies légendées proviennent toutes de mes archives personnelles et ont été prises dans différents lieux du Gard au cours des dix dernières années. Elles pourraient facilement être interchangeables.
Dessins autographes, images d’aujourd’hui : il manquait un élément textuel à relier et rehausser ces deux couches. Je l’ai trouvé, je crois, dans le poncif de l’épigraphie nîmoise, la dédicace augustéenne de la Maison carrée. Par ailleurs, Paulhan ne se considérait-il pas le descendant d’un “certain consul romain Paulianus qui est resté célèbre”? **

* “la technique de l’anachronisme délibéré et des attributions erronées” (Jorge Luis Borges, “Pierre Menard, auteur du Quichotte”, Fictions (1939).
** Jean Paulhan, Entretiens à la radio avec Robert Mallet, Paris 2002 (enregistrés en 1952).

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(D’après : http://www.nemausensis.com/Nimes/MaisonCarree.htm)
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Un supplément : Paulhan 00, 2023, 24×36.

 

 

 

Menard

« Pierre Menard, autor del Quijote », le premier récit « fantastique » de Jorge Luis Borges, publié en mai 1939 dans la revue argentine Sur, porte en bas la date fictive « Nîmes 1939 ». À cette date Borges résidait à Buenos Aires. Il avait pourtant séjourné dans la ville occitane à l’été 1918, à l’âge de dix-neuf ans, et en avril 1919 (peut-être aussi en 1923, mais je ne suis ni bibliophile ni biographe et je n’ai pas cherché à en savoir plus). Dans l’œuvre de Borges les références à Nîmes sont plutôt elliptiques (voir le poème « Por los viales de Nîmes », antérieur à 1925) mais dans cette nouvelle l’auteur montre une connaissance plus que touristique de la ville ; en témoignent les noms mêmes qu’il mentionne : Menard (ou Ménard), Reboul, tant du côté protestant que catholique.  Par ailleurs sa sœur Norah, artiste peintre, à laquelle il était très lié et avec qui il voyageait, était à ce que l’on dit très impressionnée par la beauté de la “Rome française” et  en avait représentés quelques lieux remarquables (voir le dessin  Jardin à Nîmes, ici reproduit en bas de page (AA. VV. Federico Garcia Lorca (1898-1938) Museo Nacional de Arte Reina Sofia, Madrid 1998, p. 186).

Quant à ma séquence de lieux notables, j’ai apposé à chaque image une des six lettres du nom MENARD, en Bodoni 72 .
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Voir  aussi:
Eamon McCarthy, Norah Borges: A Smaller, More Perfect World, University of Wales Press, 2020.

Eamon McCarthy, “El jardín de los Borges que se bifurcan: The Image of the Garden in the Early Work of Jorge Luis and Norah Borges”, Romance Studies, vol. 27, 2009.

Michel Lafon, Une vie de Pierre Ménard, Paris 2008.

René Ventura, La vrai vie de Pierre Ménard ami de Borges, Nîmes 2009.

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Menard 01, “… y entre los cipresos infaustos…”, 28×42, 2022.
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Menard 02, “… las ninfas de los rios…”,
28×42, 2022.
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Menard 03, “… un simbolista de Nîmes…”, 28×42, 2022.
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Menard 04, “Ah, bear in mind this garden was enchanted!”, 28×42, 2022.
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Menard 05, “… Le Jardín du Centaure de Madame Henri Bachelier...”, 28×42, 2022.
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Menard 06, “Nîmes, 1939”, 28×42, 2022.
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* Remerciements à Eric Decrette de la bibliothèque du Carré d’art et Jean-Louis Meunier de l’Académie de Nîmes.

 

 

 

Ponge

“Je puis me plaire à considérer Rome, ou Nîmes, comme le squelette épars, ici le tibia, là le crâne d’une ancienne ville vivante, d’un ancien vivant…”,
Francis Ponge, Le parti pris des choses, Paris 1942, p. 75.

2 janvier 2022. En ce début d’année, je débute aussi un nouveau travail. Avant-hier, 30 décembre, j’ai achevé la série Histoire des monstres,  d’après les gravures de Ulisse Aldrovandi et hier, dernier jour de l’année 2021, profitant d’une lumière de brume assez exceptionnelle dans cette partie de la France, je suis monté à bicyclette au Cimetière Protestant et j’en ai photographié les pourtours, sans y pénétrer.

Au retour à la maison j’ai repris le livre de Jean-Christophe Bailly sur ses voyages en France (Le dépaysement, Paris 2011) et je l’ai ouvert au chapitre 23. Castellum acquae : ” Nemausensis poeta, c’est ainsi que Francis Ponge aimait à s’annoncer…”

Depuis longtemps, depuis que je sais que Francis Ponge est enterré dans ce cimetière d’une insoutenable beauté, à quelques centaines de mètres de chez moi, que je pense aller visiter sa tombe, mais je ne l’ai jamais vraiment fait. Son patronyme ne figure pas parmi ceux des personnalités illustres, sur la carte accrochée à l’entre monumentale, et en flânant dans les allées mousseuses, en compagnie d’un chat errant ou de l’autre, je n’ai jamais posé les yeux sur son nom, ni ai-je voulu interroger les gardiens à son sujet.

Hier aussi, au lieu que rentrer, maintenant que je connaissais le sujet de mon travail nouveau, je suis resté aux abords des deux secteurs du cimetière, séparés par un cadereau canalisé et bétonné pour éviter les inondations. J’ai pris quelques photos de l’intérieur par les bouches d’évacuation des eaux, ayant la tête à la hauteur du terrain et des tombes.

PS : les scans utilisés en fond à mes photographies viennent de l’édition de 1979 de Francis Ponge, Le parti pris des choses, Paris 1942.
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Ponge 01, 24×42, 2022.
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Ponge 02, 24×42, 2022.
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Ponge 03, 24×42, 2022.
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Ponge 04, 24×42, 2022.
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Ponge 05, 24×42, 2022.
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Ponge 06, 24×42, 2022.
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2 January 2022. At the beginning of this year, I embarked upon a new project. The day before yesterday, 30 December, I completed the series Histoire des monstres, based on engravings by Ulisse Aldrovandi, and yesterday, the last day of 2021, taking advantage of foggy conditions that are quite unusual in this part of France, I cycled to the Protestant Cemetery located a few hundred meters from my home and photographed its perimeter, without entering it.

Upon returning home, I picked up Jean-Christophe Bailly’s book on his travels in France (Le dépaysement, Paris 2011) and turned to chapter 23, entitled Castellum acquae: “Nemausensis poeta, as Francis Ponge liked to refer to himself…”

For a long time, ever since I learned that Francis Ponge was buried in this unbearably beautiful cemetery, I had been thinking of visiting his grave, but somehow I never managed to do so. His name does not appear among the illustrious figures on the map posted at the monumental entrance, and while strolling through the mossy paths, in the company of a stray cat, I never found his name, nor did I want to ask the cemetery’s caretaker.

Yesterday, having decided on the subject of my new project, I returned but rather than entering the cemetery, I remained at the edge of its two divisions, separated by a concrete-paved ditch dug below the street level to avoid flooding. Looking through the ditch’s drainage holes situated at the ground level, I took some pictures of the cemetery’s interior and the tombs from this unusual viewpoint.

 

Notes :

Mais je ne suis pas loin de Nîmes. N’y puis-je rien y faire à ta place ? Au splendide jardin de la route d’Alès (1) (qui m’est si cher), n’aurez-vous pas à venir ? Ne puis-je rien préparer ?
Francis Ponge, Lettre à Jean Paulhan, 22 mars 1944, in  Correspondance 1923-1946, Paris 1986, p. 309.
La note (1) de l’éditeur récite : Il s’agît du cimetière protestant de Nîmes, où se trouve le monument funéraire de la famille Ponge-Fabre.

 

 

 

 

 

Histoire des monstres (2021)

C’est dans l’attente d’un endormissement qui ne venait pas, en feuilletant un livre illustré sur les Océans qui appartient à mon fils ainé, que je suis tombé, ou plutôt retombé, sur certaines gravures anciennes reproduisant des monstres de la mer.

Il faut dire que mon cerveau devait être dans une recherche subliminale d’images cauchemardesques, puisque les deux autres livres qui gisaient près du lit étaient Monstros du philosophe portugais José Gil (Lisboa 1994) et les Métamorphoses d’Emanuele Coccia (Paris 2020) .

J’ai donc recherché et repris en main les bestiaires de Ulisse Aldrovandi, médecin et philosophe bolognais (1522-1605), l’un des inventeurs de l’histoire naturelle. La source d’un nouveau travail était trouvée.

Pour reproduire les planches de la Monstrorum Historia j’ai utilisé un exemplaire qui, publié à Bologne en 1642, portait déjà en 1643 le cachet de la Chartreuse de Villeneuve lès Avignon. Cet exemplaire, sans doute à la suite des réquisitions révolutionnaires, se trouve aujourd’hui à la bibliothèque du Carré d’art de Nîmes.

Parmi toutes les créatures monstrueuses répertoriées par Aldrovandi (rarement par observation directe), j’ai choisi les animaux marins. Ils me paraissent plus appropriés à s’adapter aux habitats que je leur ai imposés de manière tyrannique.

Cette nouvelle série présentera par conséquent en toile de fond la reproduction d’une gravure d’Aldrovandi, sur laquelle une photographie de paysage sera posée en transparence. Il y aura un élément textuel aussi qui, sans avoir de relation directe avec l’une ou l’autre image, sera comme la couture qui reliera les deux autres couches : comme des marginalia adjoints dans le courant de la lecture. Il s’agira de citations des auteurs que j’ai lus en m’attablant à ce travail : je les transcrirai à l’encre de Chine.
(13 décembre 2021)

Histoire des monstres 00, Poggio Rota, 30×30, completed December 13.
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Histoire des monstres 01, Fiora, 24×42, completed December 15.
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Histoire des monstres 02, Lagos, 24×42, completed December 16.
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Histoire des monstres 03, Rofalco, 24×42, completed December 17.
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Histoire des monstres 04, Morgantina, 24×42, completed Decembre 19.
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Histoire des monstres 05, Castro, 24×42, completed December 20.
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Histoire des monstres 06, Brignogan, 24×42, completed December 22.
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Histoire des monstres 07, Fratenuti, 24×42, completed December 24.
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Histoire des monstres 08, Batz, 24×42, completed December 25.
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Histoire des monstres 09, Fosso bianco, 24×42, completed December 26.
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Histoire des monstres 10, Balena bianca, 24×42, completed December 27.
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Histoire des monstres 11, Camp de César, 24×42, completed December 28.
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Histoire des monstres 12, Ponte san Pietro, 24×42, completed December 29.
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History of the monsters

Waiting unsuccessfully to fall asleep one evening, I was leafing through an illustrated book on the oceans that belongs to my eldest son, when I encountered, or rather re-encountered, some old engravings depicting sea monsters.

I must say that my brain must have been engaged in a subliminal search for nightmarish images, since the two other books that were lying near the bed were Monstros by the Portuguese philosopher, José Gil (Lisbon, 1994) and Metamorphoses by Emanuele Coccia (Paris, 2020).

So I searched for and consulted the bestiaries of Ulisse Aldrovandi, a noted physician and philosopher from Bologna (1522-1605), who is considered one of the fathers of natural history studies. This became the source of a new artistic project.

To reproduce the plates of the Monstrorum Historia, I used a version that was published in Bologna in 1642, and bore the stamp of the Charterhouse of Villeneuve lès Avignon in 1643. This publication is now preserved in the library of the Carré d’art in Nîmes, probably as a result of requisitions undertaken during the French Revolution.

Among all the monstrous creatures listed by Aldrovandi (he rarely observed them directly), I chose marine animals because they seem to me best adapted to the habitats that I tyrannically imposed on them.

This new series will therefore feature a reproduction of an Aldrovandi engraving as a backdrop, on which a transparent landscape photograph will be placed. I will also add some texts which, without being directly related to either image, will serve as the thread connecting the other two layers: like marginal notes added while reading a text. They will be quotations, transcribed in Chinese ink, from the authors who have read while approaching this latest work.

(December 13 2021)

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I have used also:

J. Baltrusaitis, Le moyen âge fantastique, Paris 1955
G. Lascault, Le Monstre Dans l’Art Occidental, Paris 1973
C. Kappler, Monstres, démons et merveilles à la fin du Moyen Age, Paris 1980
M. Guédron, Les monstres, Paris 2018

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* Remerciements au personnel de la bibliothèque du Carré d’art, service Patrimoine.

 

 

Anabasis. Mario Rigoni Stern landscapes. (2015-2021)

Mario Rigoni Stern (1921-2008) had two ‘anabasis experiences’ in his lifetime. The first one involved the retreat of the Italian Expeditionary Corps in Russia, in January 1943. Rigoni was one of the 60,000 ‘Alpini’ elite military corps that Mussolini sent to occupy the Soviet Union, and among the fortunate 20,000 that returned home safely. His second “anabasis” experience occurred two years later, during his escape from a German military concentration camp in April 1945. For ten days, Rigoni wandered through the Styria and Carinthia forests in Austria surviving on berries, bird eggs and snails before encountering an outpost of Italian partisans at an Alpine pass.

I regard Mario Rigoni Stern as one of my spiritual fathers along with Nuto Revelli (1919-2004) and Vittorio Foa (1910-2008). Among the three, it is Rigoni Stern who explored in greatest depth the relationship between humans and their natural environment. The theme of the forest, as a locus of nature, is central to Rigoni’s oeuvre. The pre-Alpine forest, which was completely destroyed by Austrian and Italian bombs between 1915 and 1918 and subsequently replanted, is an example of the blending of the artificial with the natural. By the time Stern’s work Uomini, boschi e api (Men, Woods and Bees,) was published in 1980, the Asiago plateau forest had reverted to a nature state.

The forest is a mirror of the world “as it should be”, a world where “siamo tutti compaesani”, (we all belong to the same village). In this ecosystem, we can all live together, humans and various animal species, once the carrying capacity of the environment is under control. But according to the writer, the ‘good’ forest is not the one that grows freely and spontaneously. Rather it is the one tamed by human labor, where humankind plays the role of the caring gardener.

At the beginning of his book Forests. The Shadows of Civilization, (Stanford 1992), Robert Pogue Harrison quotes the Italian philosopher Giambattista Vico: “This was the order of human institutions: first the forests, after that the huts, then the villages, next the cities, and finally the academies…” (The New science, 1725). But Vico’s text continues as follows: “it is the nature of peoples to be first crude, afterward severe, then benign, later on delicate, eventually dissipate”.

Rigoni Stern considers Vico’s reflection, and assumes that the city (the last stage of human progress before academies, according to Vico) has become a place of “spiritual solitude”, where “barbarity dwells in the very heart of the humans” and states that the woods have become a “place of salvation” (Introduction to Boschi d’Italia, Rome 1993).

As I wandered around Rigoni’s homeland, I recorded some images of forests, which, upon closer inspection, reveal traces of the war: the collapsed trenches and the craters left by bombs. There I encountered a theme related to my Rupestrian series: these sites have also been reclaimed by nature, even if here the traces left behind are the result of humankind’s diabolical engineering rather than its creativity.

The works that bears the title Anabasis come from the superposition of these images and archive images: the Alpini retreating in the Russian snow, the trenches and the woodland of the Asiago plateau after an artillery battle.

 


Anabasis 03, 40×60, 2015.
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Anabasis 06 A and B, 30×30 each, 2015.
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Anabasis 09 B, 40×60, 2018.
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Anabasis 08 B, 40×60, 2020.
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Anabasis 05 B, 40×60, 2021 (2015).

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Rigoni Stern connut deux anabases, une grande et une petite. La première fut la retraite de Russie, en janvier 1943 ; Rigoni était l’un des 60.000 chasseurs alpins italiens partis pour occuper l’Union Soviétique, aux côtés des allemands, et il fut l’un des 20.000 qui en revinrent. La deuxième fut sa fuite solitaire du Stalag, en avril 1945 ; pendant une dizaine de jours il erra dans les forêts de Carinthie et de Styrie, se nourrissant de baies, d’œufs d’oiseaux et d’escargots, jusqu’au moment où il rencontra, sur la route des Alpes, un poste avancé de partisans italiens.

Mario Rigoni Stern (1921-2008), avec Nuto Revelli (1919-2004) et Vittorio Foa (1910-2008) est l’un de mes pères. Et, parmi mes pères, c’est celui qui a le plus investi la thématique du rapport de l’homme à la nature.

Le haut-plateau d’Asiago est le lieu des origines et des retours de Rigoni ; la forêt qui le couvre, cette même forêt annihilée par les bombes autrichiennes et italiennes entre 1915 et 1918 et ensuite « reconstruite » (exemple du naturel qui devient artificiel, pour redevenir naturel) est un sujet central dans son œuvre littéraire.

Le bois est, d’après Rigoni, « lieu de salut » (introduction à Boschi d’Italia, Rome 1993), tandis que la ville est devenue le lieu de la « solitude spirituelle », où « la barbarie se cache jusque dans le cœur des hommes ». L’écrivain de l’Altopiano reprend ici les arguments de Giambattista Vico (Principi di scienza nuova, 1725), tout en leur donnant une inflexion plus humaniste et, somme toute, réconciliante. Si l’homme veut survivre « avec » la nature, il doit être capable d’en prélever sa part, sans en entacher le capital.

Comme on le sait, Rigoni était un chasseur passionné ; on se demande si, finalement, ses raisonnements ne couvraient pas son désir de s’adonner à la chasse au coq de bruyère. Cela dit, le coq de bruyère n’est aucunement en danger et la forêt se porte bien en Europe, vu sa progression aux dépens des pâturages et des terres cultivables.

Aussi éloigné d’un sentiment de domination inspiré de la civilisation des Lumières que d’une approche nostalgique à la Sturm und Drang (1), Rigoni exprime plutôt un sobre panthéisme humaniste ; la « bonne » forêt n’est pas, d’après lui, celle qui pousse de manière spontanée et sauvage ; c’est celle qui est administrée et ordonnée par l’homme, en sage jardinier.

En errant, en touriste, sur l’Altopiano, j’ai enregistré quelques images de sites naturels où restent visibles les traces de la guerre : les tranchées écroulées, les cratères ouverts par les obus. Je retrouve, dans ces images, le motif de mon travail sur le rupestre : peut-on parler de sites « rupestres » même si ce n’est pas la créativité de l’homme qui a laissé ses empreintes, mais plutôt sa diabolique ingénierie ?

Les travaux qui ont pour titre Anabasis naissent de la superposition de ces photographies et d’images d’archives : la retraite des Alpini dans la neige de Russie et leur lutte pour s’ouvrir un passage ; les abris des fantassins et les bois de l’Altopiano éventrés par les batailles d’artillerie.

 

(1) Sur la confrontation-opposition entre ces deux courants de pensée voir Robert Pogue Harrison, Forêts : Essai sur l’imaginaire occidental, Paris 1994.

Nouvelle iconographie (2020)

Les travaux que je montre ici sont à prendre comme une interprétation et transformation de la tentative positiviste de définir, non seulement des “types” humains, mais de cerner les identités grâce aux différentes caractéristiques d’un visage. J’ai notamment utilisé les illustrations de La nouvelle iconographie de la Salpêtrière, revue publiée entre 1888 et 1916 à Paris par le professeur Charcot et le photographe Albert Londe.


(2000, Maastricht)
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1992

Je m’intéressais, au début des années ’90, à l’iconographie médicale et anthropologique de la fin du XIXème siècle ; je suivais les traces de l’obsession scientiste qui visait à définir des «types», qu’ils soient raciaux, sociaux, psychiatriques ou criminels.
En travaillant sur les collections photographiques de l’époque, je m’étais borné à utiliser les images des aliénés telles qu’elles avaient été présentées par leurs docteurs, c’est à dire, anonymes et hors contexte. En les soumettant à une transformation, je me proposais de re-présenter une individualité que la prise photographique leur avait soustraite.  Je travaillais, il y a trente ans, par abandons successifs d’originalité, par reproductions répétées qui auraient amené, voulais-je, à l’icône, au «monogramme» du sujet en question: partant de la photographie, passant par la photocopie, brouillant l’image sous des couches d’écriture différentes, multipliant l’image par des projections, mettant l’image en mouvement par le biais de cadres mobiles, qu’on pouvait toucher ad libitum. Ce fut la série Über die Schädelnerven (1993), dont le titre -en une sorte de parodie d’un autre regard scientifique- répète celui de la dissertation de Georg Büchner sur les nerfs du crâne des poissons. 
Je n’avais pas considéré la possibilité de sauver ces figures-là de leur anonymat; je pensais qu’à travers leur manque d’identité même je serais parvenu à les toucher. Je pensais aussi qu’en traversant et en transperçant leur image, j’aurais pu trouver la face sacrifiée de ces personnes. Ne pas respecter les versions données par les interprètes (les fondateurs de la neurologie, les inventeurs de l’identification judiciaire), était une tâche qui me rapprochait des méthodes –tant méprisées par moi- des historiens, que je voyais presque toujours enfermés dans de rassurantes entreprises de «reconstruction».  Toutefois, aux soucis d’objectivité et de démonstration j’opposais une pratique performative que l’historiographie peut rarement se permettre.


(2002, Rome)
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2002

Dix ans après, je me dis qu’accepter le caractère anonyme de mes sujets signifie ne pas assumer sa propre responsabilité d’individu qui fait face à d’autres individus. Je décide, en juin 2002, de partir à la recherche de ces gens. Et il s’agit là, à proprement parler, de «types». Non seulement ils avaient étés privés de leur propre figure pour servir de dépotoir de signes propres à définir des ensembles, des «groupes» de cas, mais il sont doublement aliénés : ils ont étés sauvés de l’oubli pour revenir à nous simplement en tant que sujets d’un certain regard posé sur eux. En fin des comptes ils ont été déjà «typographiés». Mes reproductions à moi représentent leur troisième mort.

Pour une raison quelconque, de format ou de circonstance, six photographies étaient restées en marge de celles que j’avais recueillies dans mes recherches iconographiques des années 90. Je les avais retrouvées en défaisant mes cartons, l’été 1999, à l’arrivée à Dalsåsen, dans la province de Sogn og Fjordane, en Norvège, où j’étais censé passer trois mois dans une résidence d’artiste.
 Après pas moins de trois semaines d’inactivité et de désorientation, un jour, feuilletant paresseusement mes papiers, j’ai eu l’idée de reproduire ces photographies sur bois et en faire des xylographies. Ne m’étais-je pas toujours intéressé aux formes de divulgation des images, dans leur rapport avec l’art populaire d’un côté et avec le kitsch de l’autre ? La gravure sur bois n‘étais-t-elle pas la première forme de reproduction mécanique de l’image ? N’étais-je pas entouré de bois feuillu de toutes sortes, à perte de vue et sans pitié ? Ne devais-je, enfin, faire avec ce que j’avais sous les mains et sous les yeux ? Et cette énième, première, technique artistique, juste un bout de fer appliqué sur un bout de bois, n’aurait-t-elle pas permis d’extraire le «monogramme» de l’image que j’avais vainement recherché en la torturant avec des transparences, des projections et des radiographies? 
Je remis la main sur ces anonymes «administrés» de la division des maladies mentales de la Salpêtrière. Reprendre le portrait photographié, l’agrandir à la photocopieuse, transférer l’image sur la plaque de bois de peuplier avec du tri-chlore éthylène, graver la plaque, encrer, poser la feuille de papier japonais, presser et frotter. En voici le résultat.
 Revenu «en Europe» je n’ai pas eu, pendant trois ans, l’occasion de revoir et encore moins celle de montrer ces gravures. Plusieurs déménagements, fuites, prises et reprises, installations et désinstallations ont fait que mes travaux et mes archives ont été dispersés entre plusieurs caves, greniers, granges, garages, cabinets et, finalement, ateliers, dans plus d’un pays. Je me souviens d’avoir offert à mon ami Rodolphe les matrices de ces six types. Cela se passait en Alsace, où il m’avait invité à un festival, en 2001 ; je lui en étais reconnaissant et je voulais le signifier.

Quelques mois plus tard, je revis ces plaques dans son studio parisien. Ce fut comme une découverte, ces types m’étaient vraiment inconnus. Je fis en toute hâte des nouvelles gravures -puisque je ne savais plus où se trouvaient les norvégiennes- en utilisant du papier kraft et des couleurs acryliques achetés au magasin d’à côté.
 Et voilà que, rentré de Lisbonne, en aménageant rue Hégésippe Moreau à Paris, je redécouvre, en récupérant des affaires chez mon amie Ariane, les xylographies de 1999, que je vous présente ici.
 L’histoire peut alors redémarrer. Voyons.
 Je décide de retrouver ces noms, ces histoires. Je vais boucler la boucle et unifier, vingt ans après mon départ d’Italie, ma méthode d’historien et ma pratique d’artiste.
 18 juin. Je retourne à la bibliothèque de l’École de Médecine, où j’avais trouvé ces images, il y a dix ans. Je déclare que je suis un chercheur universitaire, il serait trop compliqué d’expliquer tout ça. Je feuillète la collection de la Revue Photographique des Hôpitaux de Paris (parue entre 1869 et 1872) ; j’y trouve une belle «Étude photographique sur la rétine des sujets assassinés», avec description de l’énucléation de l’œil de son orbite et du traitement en laboratoire de la rétine, afin d’y trouver l’image impressionné de l’assassin, mais je n’y trouve pas mes images.
 20 juin. On m’a conseillé d’aller directement à la Salpêtrière. Là il y aurait, m’a-t-on dit, les archives du professeur Charcot. Mais je n’y trouve que la collection de l’Iconographie photographique de la Salpêtrière (1877-1880) ; il y a beaucoup de représentations de toutes sortes de maladies, là-dedans, mais pas les miennes.
 21 juin. Je retourne à la bibliothèque de Médecine. Je me fais apporter toute la Nouvelle iconographie de la Salpêtrière (1888-1918) et je repère, assez éparpillées, les photographies que j’ai utilisées à l’époque pour Über die Schädelnerven (c’est curieux, je n’ai aucun souvenir de toutes ces recherches, je ne sais même pas si c’est moi qui ai vécu tout cela). Il y a là des cas cliniques de toutes sortes, des hémiplégies hystériques, des ataxies statiques, des acromégalies et des scléroses en série, mais pas mes six anonymes. Et bien que j’examine tous ces visages et que je commence à avoir de l’expérience, je n’arrive pas à déterminer de quelle affection peuvent être atteints mes inconnus.
 24 juin. On m’a conseillé d’aller aux Archives historiques de l’Assistance publique, rue des Minimes. J’y passe toute la journée, secondé par un employé passablement jovial et désœuvré. On sort tous les registres des entrées des aliénés, toutes les observations médicales déposés chez eux. Aucune trace de «mes» six.
 25 juin. On ne peut se rendre que sur rendez-vous à la photothèque de l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris, rue des Fossés Saint Marcel. J’ai pris rendez-vous; une employée passablement catatonique me remet plusieurs documents versés par les services du feu docteur Charcot. Rien à faire. Je ne sais plus où aller. Les anonymes sont destinés à rester tels. Mais elles me viennent d’où, ces six images ?
 29 juin. J’ai décidé de montrer ces visages gravés, sans noms et hors contexte. Je les accompagnerai de mon nom et de ma petite histoire. Cela devrait passer.

2010

En démontant un vieux travail j’ai l’idée de reproduire ces images sur miroir. Ainsi, on ne pourra s’empêcher de se voir soi-même, tout en contemplant le sujet de Charcot. Des coulées de peinture rouge fluorescente auront la fonction de mettre en relief, au hasard, certains traits du visage montré.


(2010, Nîmes)
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2020

Un ami proche, Nicola, me reparle de la Salpêtrière et des changements intervenus dans ce lieu depuis les années 90 du siècle passé. En même temps ma galeriste, Françoise Bornstein, me propose de reprendre, pour un salon à Paris, des travaux d’il y a dix ans autour des identifications criminelles et judiciaires, ce que je fais. Mais je garde un œil sur celui qui était mon leitmotiv artistique en ce moment-là : la question de la pose, du regard, et de leur interprétation. Je reprends quelques-uns des « sujets »  de Londe. Cela donne un nouveau travail, fusion à l’aide de miroir des photographies de la police romaine des années 70 et de celles des pathologistes parisiens du début XXe siècle ; cela donne ma dernière série : La Buoncostume-Salpêtrière.

 

La Buoncostume-Salpêtrière (2020)

La Buoncostume-Salpêtrière
2020
34×34, technique mixte.

Le sujet des Inconnus de la Salpêtrière me suit maintenant depuis plus de vingt ans. Dans les années 90 du siècle dernier, je fréquentais beaucoup les archives et les bibliothèques des Écoles de médecine ou des Hôpitaux de Paris, à la recherche de sujets de traitement psychiatrique aussi bien que de regard photographique. Dans le fonds Charcot de la Salpêtrière j’avais trouvé six images d’aliénés, probablement prises par Albert Londe au début du XX siècle, sur lesquelles j’ai travaillé en les reproduisant en xylographie, en 1999, au cours d’un séjour en Norvège.

Á mon retour en France, je n’ai pas été capable de retrouver ces sources de travail, auxquelles je voulais donner un nom. Depuis, fasciné peut-être par les regards de ces « sujets », je n’ai pas cessé de reprendre ces six petites photocopies qui m’étaient restées (voir l’article de mon site Nouvelle iconographie).

Il y a dix ans, dans des circonstances hasardeuses, je suis tombé sur des photographies d’identification de la police italienne, issues probablement de la section des moeurs (La Buoncostume) de la Préfecture de Rome. Ces images, à en juger par les vêtements et l’appareil de ces sujets, datent de la fin des années 60 du XX siècle. Elles aussi m’ont suivi longtemps, comme un défilé statuaire dont le caractère anonyme même me captivait. Et, étant donné que ce qui me captivait était peut-être le trait noir qui leur censurait les yeux,  j’ai voulu placer derrière, comme une ombre, d’autres images qui ne sont que du regard.

En cette fin 2020, j’ai l’idée soudaine de reprendre les deux séries d’images et de les reproduire en miroir et avec un miroir. Le troisième élément de ce jeu est ma propre image devant ces images.

Puis-je, insistant tellement sur ces pauvres photographies, creuser là-dedans, un peu plus, la question de la pose et du portrait ?

 

 

 

 

 

Images trouvées, images adoptées (2019)

1990 Potsdamerplatz_1990 thomas grenz

            Les touristes et les voyageurs qui auraient flâné dans Berlin, après la chute du mur (novembre 1989) auraient pu tomber sur un gigantesque marché aux puces, dans le quartier de Potsdamerplatz devenu un immense terrain vague après les bombardements de la deuxième guerre mondiale. On aurait dit que tous les habitants de l’Allemagne de l’Est s’y retrouvaient pour brader leurs quelques biens et surtout leur propre histoire. On pouvait acheter pour presque rien des enseignes soviétiques, des vieilles machines à coudre et des vieux vélos, mais surtout beaucoup de documents en papier et de photos de famille. C’est là que le cours de mon travail artistique a changé : j’ai commencé à travailler directement sur les images et les documents trouvés.

Illustration 1, Über die Schädelnerven, 1993, détail
01 1993 Über die Schädelnerven détail
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(1990-1993, Aschenglorie, Vanitas, Über die Schädelnerven)

            Ma première grande installation, Aschenglorie, est composée de pièces rassemblées sur la Potsdamerplatz, tandis que les suivantes (Über die Schädelnerven, Vanitas) utilisaient plus intentionnellement des images d’archives de psychiatres ou, tout simplement, de médecins. J’ai utilisé des plaques de rayons X au cours de ces années. La radiographie était pour moi à la fois une forme d’écriture du corps et un écran négatif translucide à travers lequel deviner et éventuellement déchiffrer l’image.

            À cette époque, la question de la traduction entre texte et image m’intéressait beaucoup. J’ai toujours été marqué par de petites phrases, des citations découvertes au fil des lectures. Une nouvelle de l’écrivain romantique Adelbert von Chamisso, m’a suivi pendant de nombreuses années: l’histoire de Peter Schlemihl, qui vend son ombre au diable en échange de tout ce qu’il peut désirer, mais ne peut finalement pas exister sans cette chose immatérielle. Et aussi une note de Sören Kierkegaard sur une «mélancolie réflexive » : “C’est ce chagrin réfléchi que j’ai l’intention d’évoquer et, autant que possible, d’illustrer par quelques exemples. Je les appelle des tracés d’ombres, pour rappeler par ce nom que je les emprunte au coté sombre de la vie et parce que, comme des tracés d’ombres, ils ne sont pas spontanément visibles”.

1992 Aschenglorie
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(1999, Laralia)

            Les dictionnaires latins nous disent que, chez les Romains, les Lares étaient les esprits des ancêtres, dont les simulacres, faits de bois peint ou de cire moulée, étaient rassemblés et vénérés dans une partie spéciale de la maison, appelée Laralia.

Ces images étaient montrées en procession avant d’être brûlées. Pline l’ancien en parle dans la section de son Histoire naturelle consacrée à la peinture (Book, XXXV, 6-7): en critiquant l’art moderne en vogue en son temps, il souligne la valeur morale de ces portraits, qui servaient non seulement à commémorer les morts, mais aussi à accompagner les vivants.

            Au cours d’un séjour en Norvège, il y a vingt ans, j’ai choisi, un peu au hasard, dix images parmi les nombreuses photos de famille recueillies, à l’appel de la commune de Dale, dans les archives de la Fjaler Folkbibliotek.

            Je leur ai fait subir un processus de transformation : elles ont été d’abord déformées, pour esquisser leur anamorphose ; ensuite agrandies à une taille plus ou moins naturelle ; finalement, reproduites dans des étroites planches de bois. Les silhouettes ainsi obtenues ont été découpées, peintes en noir et brûlées, en une brève et parodique cérémonie, sur le sommet de la colline de Dalsåsen.

            Par ailleurs, les « négatifs » des silhouettes, les planches de pin de trois mètres ont été dressés sur le plateau de Øvstestølen, dans les hauteurs de Dale. Peintes en rouge à l’oxyde de fer, ces stèles ont le dos tourné à l’ouest, de manière à ce que, à un moment donné, à la fin du jour, leur ombre touche sa photographie originale, placée sous une pierre.

            Il s’agit d’un monument mobile (ce qui est évidemment une contradiction en soi, le monument étant la statue d’un lieu). Durant la journée, à la lumière du soleil, les ombres au sol changent de forme, se chevauchent et, par moments, retrouvent l’apparence de l’image originale.

            La saisie instantanée de l’image photographique documente un état « unique » d’un sujet et sert à sa reconnaissance par les proches, les descendants et la mémoire collective. Dans l’installation Laralia le sujet est soumis à des reproductions multiples, qui le distancient progressivement de son point de départ.

            L’étape finale de ce processus – la gravure sur bois – se place à l’opposé de la prise de vue photographique, en termes de temps et d’énergie nécessaires à son exécution : la lenteur même peut être considérée comme une manière moins tyrannique et plus « solidaire » d’enregistrer l’image.

            Il faut dire enfin que ces stèles en bois local, soustraites par l’action de la nature et du temps à leur fonction commémorative, devraient à l’heure actuelle former le sous-bois de leur forêt originaire.

Illustration 2, Laralia, installation, 1999
02 Laralia installation

Illustration 3, Laralia, atelier, 1999
03 Laralia atelier
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(1999-2002, La nouvelle iconographie)

            En 2002, au cours de flâneries sans but à travers l’Europe, j’eu l’idée de reprendre un travail vieux de dix ans, quand j’allais dans les bibliothèques parisiennes à la recherche de sujets de l’imagerie positiviste. Je m’intéressais, en effet, en ce début des années ’90, à l’iconographie médicale et anthropologique de la fin du XIXème siècle; je suivais les traces de l’obsession scientiste qui visait à définir des «types», qu’ils soient raciaux, sociaux, psychiatriques ou criminels.

            En travaillant sur les collections photographiques de l’époque, je m’étais borné à utiliser les images des aliénés telles qu’elles avaient été présentées par leurs médecins, c’est à dire, anonymes et hors contexte. En les soumettant à une transformation, je me proposais de re-présenter une individualité que la prise photographique leur avait soustraite. Je travaillais, dix ans auparavant, par abandons successifs de l’original, par reproductions répétées afin de conduire à l’icône, au «monogramme» du sujet en question: partant de la photographie, je passais par la photocopie, brouillais l’image sous des couches d’écriture différentes, la multipliais par des projections, et la mettais en mouvement par le biais de cadres mobiles, qu’on pouvait toucher ad libitum. Ce fut la série Über die Schädelnerven (1993).

            Je n’avais pas considéré alors la possibilité de sauver ces figures-là de leur anonymat; je pensais qu’à travers leur perte d’identité même je parviendrai à les toucher. Je pensais aussi qu’en traversant et en transperçant leur image, je pourrais restituer leur face sacrifiée. Ne pas respecter les versions données par les interprètes (les fondateurs de la neurologie, les inventeurs de l’identification judiciaire), était une tâche qui me rapprochait des méthodes – par moi-même abandonnées – des historiens, que je voyais presque toujours enfermés dans de rassurantes entreprises de «reconstruction».             Aux soucis d’objectivité et de démonstration j’opposais une pratique performative que l’historiographie peut rarement se permettre.

            Dix ans après, je me disais qu’accepter le caractère anonyme de mes sujets c’était ne pas assumer ma propre responsabilité d’individu qui fait face à d’autres individus. Je décidais de partir à la recherche de ces personnes réduites à des « types ». Non seulement elles avaient étés privées de leur propre figure pour devenir amas de signes servant à définir des ensembles, des « groupes » de cas, mais elles étaient doublement aliénées : elles n’avaient été sauvées de l’oubli que pour revenir à nous en tant que sujets d’un certain regard posé sur elles.

            Pour une raison quelconque, de format ou de circonstance, six photographies étaient restées en marge de celles que j’avais recueillies dans mes recherches iconographiques du début des années 1990. Je les avais retrouvées en défaisant mes cartons, l’été 1999, à l’arrivée à Dalsåsen en Norvège.

            Après pas moins de trois semaines d’inactivité et de désorientation, un jour, feuilletant paresseusement mes papiers, j’eus l’idée de reproduire ces photographies sur bois et d’en faire des xylographies. Ne m’étais-je pas toujours intéressé aux formes de divulgation des images, dans leur rapport avec l’art populaire d’un côté et avec le kitsch de l’autre? La gravure sur bois n‘était-elle pas la première forme de reproduction mécanique de l’image? N’étais-je pas entouré de bois de toutes sortes, à perte de vue implacablement? Ne devais-je, enfin, faire avec ce que j’avais sous la main et sous les yeux? Et cette énième, première, technique artistique – juste un bout de fer appliqué sur un bout de bois – ne pourrait-elle pas permettre d’extraire le «monogramme» de l’image que j’avais vainement recherché en la torturant avec des transparences, des projections et des radiographies?

            Je remis la main sur ces anonymes «administrés» de la division des maladies mentales de la Salpetrière. Reprendre le portrait photographié, l’agrandir à la photocopieuse, transférer l’image sur la plaque de bois de peuplier avec du trichloréthylène, graver la plaque, encrer, poser la feuille de papier japonais, presser et frotter.

            De retour à Paris, je suis retourné dans tous les lieux où j’avais cherché et trouvé des images de signalisation et d’identification : le fond Charcot à la Salpetrière, la bibliothèque de l’Ecole de médecine, les Archives historiques de l’Assistance publique, la photothèque de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris.

            Mais, malgré toutes mes recherches, je n’ai pas retrouvé les clichés originaux de ces portraits. Ces sujets resteront anonymes à jamais.

2002 Nouvelle iconographie 02
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(2003, Le souci du père de famille)

            Le titre de cette série vient, comme vous l’avez deviné, du récit de Kafka Die Sorge des Hausvaters, où le personnage est une créature changeante et mobile, faite de rebuts et de poussière, un ensemble « dépourvu de signification » demeurant dans les recoins les plus obscurs de la maison. Il se peut que j’identifie inconsciemment Odradek avec la bête qui vit chez nous, la bête de l’identification et du jugement, la même qui, de nos jours, s’exprime avec des slogans comme : “ici on est chez nous!”.

            Les sources de ce travail, opposées, sont choisies seulement pour leur concomitance chronologique : d’un coté les portraits « d’hommes du siècle » de August Sander. De l’autre coté, les clichés anthropométriques de l’université d’Uppsala en Suède, de Georges Montandon en France, de Giuseppe Genna en Italie, tous datant des années 30.

            Vous savez surement que, vers la fin des années 30, Sander fît clandestinement de nombreux portraits, auxquels il donna le titre Victime de persécution, et prit aussi des photographies de prisonniers politiques, parmi lesquels son propre fils aîné. J’ai repris, entre autres, quelques uns de ces clichés.

            Mais pourquoi ai-je mis côte à côte, pour ce travail, les images de Sander avec d’autres qui viennent plutôt du côté « bestial » de l’histoire de la photographie ?

            Dans ces mêmes années où Sander complétait son atlas Antilitzt der Zeit, véritable « anatomie sociale » de son temps, de nombreux scientifiques réalisaient des corpus photographiques monumentaux, fondés sur les archétypes et les mythes de l’intégrité et de la pureté. C’est l’époque où le professeur Montandon quittait la France pour aller, sur l’île d’Hokkaido au Nord du Japon, étudier une minorité caucasienne  avant de publier La civilisation Aïnou en 1937.

            Cet homme de science, une fois rentré dans le Paris occupé par les nazis, fit paraître en 1940 une utile brochure de divulgation : Comment reconnaître et expliquer le Juif ? Puis, à l’automne 1941, il monta l’exposition « grand public » Le Juif et la France.

            De l’autre coté des Alpes, le professeur Genna, directeur de l’Institut d’anthropologie de l’université de Rome, se rendit en Palestine, où vivait celle que l’on considérait comme la seule communauté Sémite qui ne se serait pas mélangée à d’autres depuis les temps bibliques : les Samaritains. Outre les usuelles mensurations du corps, il prit en photo les visages (de face, de profil et de trois-quarts) des trois cents habitants du village qu’il étudiait. En 1938, avec 180 scientifiques, il signa le Manifesto per la Razza qui ouvrit la voie à la législation antisémite italienne.

            Je ne connais pas le mythe particulier qui guida les scientifiques suédois de l’université de Uppsala dans leur quête d’une identité Nordique, Baltique ou Laponne, mais en 1936 le très germanophile chef de l’Institut pour la biologie raciale, Herman Lundborg, fut remplacé (il était allé peut-être trop loin dans sa vision de l’anthropologie physique).

            C’est peut-être en contradiction avec la lourdeur de ce sujet, que j’ai choisi de reproduire tous ces documents, bien étirés comme des ombres du soir, sur un support léger comme l’est la soie, qui se soulève à la moindre brise. J’en ai fait une série d’étendards à montrer en plein air, si possible à la lumière artificielle. Je souhaite que cette installation fragile rappelle l’immanence du passé et notre responsabilité face à celui-ci : hic est historia.
2003 The cares a
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(2009, Identifications)

            En janvier 2008 un éboueur qui travaillait à proximité du commissariat central de Police, à Rome, trouva deux gros sacs poubelle pleins de photographies : ils contenaient huit-mille images (d’identification, de filature, de pièces à conviction) qui, n’étant plus utiles aux fins des enquêtes en cours, avaient été jetées pour faire de la place, alors qu’elles auraient du être déposées aux archives nationales.

            Les images retrouvées furent achetées par une librairie-galerie antiquaire, Il Museo del Louvre, qui en prépara une exposition et communiqua l’information aux journaux. Mais le jour même de l’inauguration les Carabinieri, mandatés par la Surintendance au patrimoine culturel et accompagnés de deux archivistes, vinrent à la galerie saisir tout le matériel accroché, ainsi que les catalogues de l’exposition. Un assistant du galeriste en empocha un et c’est d’après cet unique exemplaire sauvé que j’ai tiré – et “repris” – six images : elles viennent probablement de la Police des Moeurs et peuvent dater, à en juger par l’allure et les vêtements des sujets, de la fin des années 60.

            En intervenant sur ces images, j’ai voulu reprendre l’idée de défilé, mettant l’une à la suite de l’autre ces représentations qui ont une certaine élégance plastique. Avec des moyens chimiques j’y ai superposé des textes, extraits d’un syllabaire pour les écoles populaires. Il n’y a aucune relation entre les différents éléments de ce travail, si ce n’est celle que j’ai imposé et si ce n’est, peut-être, le fait que ces textes dictent des règles linguistiques.

2009 03 La Buoncostume suite b
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(2009, La Buoncostume suite et La Buoncostume/Wallflowers)

            J’ai l’habitude de travailler par séries, pour présenter beaucoup de variantes à la solution d’un problème formel que j’ai posé moi-même.

Dans la série La Buoncostume j’ai affronté la question de la pose et de la frontalité, qui concernent toujours ce type d’images (je voudrais pointer ici une différence : si l’identité est une qualité ou, mieux, l’ensemble des qualités et des relations qui définissent un individu, l’identification est un processus, c’est à dire l’ensemble des actes qui servent à reconnaître un individu parmi d’autres).

            On peut percevoir, dans quelques unes de ces photographies, la grille métrique servant d’arrière-plan aux portraits ; cela m’a fait penser aux demoiselles qui, dans les fêtes de village, “font tapisserie”, dans l’attente d’être invitées à danser. En anglais on les appelle Wallflowers, fleurs murales, terme que l’on emploie aussi pour désigner une personne timide.

            Dans cette série, comme dans d’autres, l’arrière-plan, le passage de couleur, les incisions à la surface de l’image ont pour fonction de la rendre perméable à d’autres possibilités de lecture.

2009 04 La Buoncostume:Wallflowers
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(2010, Leçons d’anthropométrie)

            Cette série est née d’une recherche dans les archives départementales du Gard (Sud de France). Chaque personne sans domicile fixe, notamment les nomades et les ambulants, devait porter sur soi un carnet anthropométrique, rédigé suivant les normes dictées par Alphonse Bertillon (l’inventeur du portrait robot), et qui devait être tamponné à chaque entrée et sortie d’une commune. Ce carnet, dont le but évident était celui de contrôler la population gitane, a été en vigueur de 1912 à 1969 : il contenait, outre les données personnelles, les photos de face et de profil du porteur, ainsi que les empreintes de ses dix doigts.

            J’ai reproduit six photos de membres d’une même famille (photos prises au début des années 20) sur des verres que j’ai superposés aux articles du règlement des Carnets ; ces articles sont transcrits avec un feutre noir sur des cartons d’emballage découpés, comme ceux qu’utilisent les nomades pour faire la quête.

            Il y a aussi des couleurs, du rouge fluo et du blanc, en aplat sur les cartons : ils donnent des formes géométriques qui pourraient faire penser au constructivisme russe ou au Bauhaus, dans tous les cas à une époque qui est celle où les photos étaient prises.

Pour confondre ce processus d’identification, j’ai superposé la photo frontale d’une personne à celle d’un parent, ou bien à la photo de profil de la même personne.

2010 Leçons d'anthropométrie c
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(2011, Phantombilder)

            Cet exemple de la difficile relation avec la charge de vérité d’une image est le plus paradoxal. Je pense aux Portraits robots de la police allemande (et, peut-être, d’autres polices) que l’on peut trouver facilement sur Internet et sur lesquels j’ai opéré un léger déplacement.

            Du point de vue technique ces images sont des photographies, c’est à dire des reproductions photographiques. Et, en même temps, elles ne reproduisent rien. Elles ne sont que de la mémoire reconstituée artificiellement. Ce qu’elles représentent n’existe pas ; pourtant on est en présence d’une image aussi “crédible” que celle d’une « vraie » photographie.

            Il s’agit de montages photographiques : qu’ils soient numériques ou pas ne change rien à mon propos. Plusieurs morceaux de réalité ne constituent pas nécessairement une autre réalité. Ils créent, toutefois, une sorte d’icône d’un visage, qui apparaît étrangement lisse à notre regard, et duquel se dégage quelque chose de doublement inquiétant : à l’activité mortifère, fixatrice du passé, qui est celle de la photographie, s’ajoute une sorte de cadavérisation de l’image. Cela nous vient exactement de l’effet plastique, de masque mortuaire, dont faisait déjà mention Alfred Döblin en introduisant, en 1929, le livre de August Sander Antlitz der Zeit, Le visage du temps (pour être précis, Döblin compare le nivellement imposé par la mort à celui créé par les conventions sociales, mais il est intéressant de voir que, en se penchant sur le travail de Sander, il ait pensé au célèbre masque en cire, très reproduit en ces années-là, de L’inconnue de la Seine).

            On ne saurait ne pas évoquer un autre portrait que Sander fit de son fils, mort en prison en 1944, en cire cette fois-ci. Ce portrait photographique et ce portrait sculptural sont finalement la même chose. Seul la technique de reproduction change.

            Pour en revenir aux Phantombilder allemands d’aujourd’hui, ce qui manque à leurs sujets est l’asymétrie qui est le propre de chaque individu, et qui reflète tous les accidents et les irrégularités d’une “vraie” vie : en un mot, son histoire. Il en reste, de ces images, un logo, une icône, qu’aucun ne pourra vraiment reconnaître mais qui servira à décrire un individu donné.

            Il s’agit effectivement d’images-fantômes. Cet effet est accentué par le noir et blanc, qui fonctionne comme un « filtre », suivant Jean-Christophe Bailly : « puisque avec le filtre du noir et blanc vient toujours dans l’image un glissement plus ou moins erratique vers le fantomal ».

            Comment ai-je “traité” ces images documentaires? En les reproduisant sur verre je les ai rendues transparentes ; leur caractère fantomatique en a été ainsi accentué, par l’effet d’ombre portée. Ensuite je les ai placées dans des simples cadres en bois, pour leur donner la familiarité d’un portrait de famille ; dans le même but je les ai superposées à des échantillons de papiers peints des plus communs. En ce sens, j’ai essayé de traduire l’idée d’inquiétante familiarité chez Freud.

2011 Phantombilder 08
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(2019, Installation Millenovecento)

            Trente ans après ma découverte de Potsdamerplatz et le début de mon travail à partir d’images trouvées, j’historise moi-même, en tant qu’homme du siècle passé, et travaille sur mes propres archives et ma propre biographie.

            Il s’agit de la reprise d’un travail semblable à celui de mes Ex voto de 2004-2006. Cette fois-ci il y a toujours un élément photographique (que ce soit une photo trouvée ou bien prise par moi-même). Parfois l’image est reproduite sur verre et superposée à des documents en papier, parfois c’est la photo papier qui est en arrière-plan. Parfois ce sont de bons tirages argentiques, parfois des photocopies, parfois des journaux découpés. À chaque fois, il y a ce passage de rouge fluo qui crée un déplacement dans la vision et qui représente jusqu’à aujourd’hui ma signature. Cela donnera l’installation à base photographique Millenovecento, que je devrais pouvoir montrer au début de l’année prochaine, dans des funérailles que j’espère festives. Il s’agira vraiment d’une historisation, puisque l’usine UCIC d’Asti a fait faillite récemment, les vingt-quatre de ses vingt-six ouvriers qui n’ont pas accepté d’être délocalisés en Vénétie sont au chômage, et ni moi ni mes amis arrivons à trouver, dans un fond de magasin, ce Lumen Rosso 26 qui est irremplaçable pour moi.

Illustration 4, Millenovecento, installation, 2019
04 Millenovecento installation
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2019 Z Lumen

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Steintal (2018)

Ban de la Roche n’est pas Cythère, et le pasteur Oberlin n’est pas la déesse Aphrodite. Tout accueil a une limite. Face à ses comportements imprévisibles et dangereux pour lui-même, Jakob Michael Reinhold Lenz dût être raccompagné à Strasbourg, sous l’escorte de “trois accompagnateurs et deux conducteurs”.
On dit que la fontaine dans laquelle il plongea plusieurs fois, à Waldersbach, a été déplacée. Surement elle devait se trouver juste au-dessous du bâtiment de l’école, où Oberlin avait logé l’écrivain allemand, en janvier 1778. Mais elle est bien là, devant l’entrée du musée (et non pas à Cythère).

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2018 Steintal 01 20x30

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Herr L. Oberlin
J. F. Oberlin, Herr L., Archives municipales de Strasbourg, Fonds Oberlin.

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Herr L. traduction bd

J. F. Oberlin, Herr L., traduction Pierre Gallissaires, 2003

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Baedeker Roya (2018)

Un Baedeker, le guide touristique par excellence, de la Riviera. Des images de la gare de frontière italienne de San Dalmazzo di Tenda, aujourd’hui Saint Dalmas de Tende, pompeusement inaugurée en plein fascisme, en 1928, et cédée aux français en 1947 avec le reste de la haute vallée de la Roya.

Sur les plans de cadastre découpés qui servent de fond aux photographies sur verre, des mots tronqués en plusieurs langues et des gribouillis inspirés des gravures rupestres du Mont Bégo (la vallée des Merveilles).

Après avoir brièvement servi de colonie estivale pour les enfants de cheminots, l’ancienne gare est aujourd’hui à l’abandon.

Notre modeste proposition : qu’elle soit transformée en caserne pour les 500 gendarmes et policiers qui sont aujourd’hui installés dans la vallée, dans un pénible travail de recherche et poursuite des migrants qui quittent Vintimille marchant de nuit le long de la voie ferrée, à la recherche d’abri et d’hospitalité.

 

2018 Baedeker Roya 01 20x30

2018 Baedeker Roya 02 20x30

2018 Baedeker Roya 03 20x30

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2018 Baedeker Roya 05 20x30

2018 Baedeker Roya 06 20x30

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Baedeker Roya, technique mixte, 6 pièces 20×30, 2018

From Cythera series C (2018)

Six woodcuts from the Hypnerotomachia Poliphili (Venice, 1499) are superimposed on photographs of actual places. Although these places are situated in a classical archaeological universe, they cannot be found on the Greek island of Cythera. Instead, they constitute my own  Cythera.

Spuglia FCC 01
FCC 01. The Ruins of Polyandrion.

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Spuglia FCC 02
FCC 02. The Triumph of Semele.

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Spuglia FCC 03
FCC 03. The Bath of Venus.

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FCC 04. The Garden of Cythera.

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FCC 05. The Encounter with the Wolf.

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FCC 06. The Three Doors of queen Telosia.

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         Comme maints auteurs avant moi, je n’ai jamais mis les pieds dans l’île de Cythère, qui reste éminemment un lieu de l’imaginaire.

            Gérard de Nerval, qui a restitué à l’île grecque un statut de lieu réel, la décrit dans ses Voyages en Orient avec une précision due simplement au plagiat d’autres récits de voyage (Castellan, Stéphanopoli). Et la célèbre image du gibet à trois branches sur le rocher, reprise de manière si réaliste par Charles Baudelaire, est probablement une pure invention littéraire.

            J’ai à mon tour repris certaines gravures de la Hypnerotomachia Poliphili (Venise 1499), connue en français comme Le songe de Poliphile, que Nerval a utilisé comme un guide. L’essentiel de l’histoire de Poliphile et de son amoureuse Polia se passe dans Cythère, l’île de Aphrodite. Les images sont indispensables à la compréhension du texte et en sont presque le prétexte. Il s’agît de xylographies d’auteur anonyme, de milieu vénitien. Elles ont eu une énorme influence dans les siècles successifs et notamment au XVIIIe, auprès d’architectes, peintres, concepteurs de jardins.

            En reprenant à mon compte ces planches j’ai d’abord songé à me rendre sur les lieux, en un défi posthume à Nerval. Finalement, je me suis décidé à commettre un faux historique.

            Les xylographies de l’Hypnerotomachia sont superposées à des photographies de lieux réels, qu’elles sont censées décrire. Mais ces lieux, tout en se situant dans l’univers archéologique classique, ne se trouvent pas sur l’île grecque de Kythira. Ils sont ma propre Cythère.

            Il se trouve que j’habite une ville de l’ancienne Provence romaine, et que pas loin de chez moi se trouvent des jardins bâtis au XVIIIe siècle autour d’une source sacrée et de bâtiments rituels païens.

            C’est là où, en quinze minutes et dans 200 mètres carrés, j’ai repéré et photographié mes avatars du songe de Poliphile.

              (Mars 2019)

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Retour sur les lieux, mars 2018

Spuglia CSN 01

 

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Les dimanches d’hiver, quand en général il n’y a pas d’entrainement dans le terrain militaire du Camp des garrigues, il y a une certaine tolérance, ou peu de surveillance, à l’égard des randonneurs, des chercheurs de champignons et des coureurs. Mais il a fallu attendre le mois de mars et la fin de la saison de chasse au sanglier pour pouvoir pénétrer, habillé comme un coureur et en courant, dans le terrain, pour y placer un carreau de céramique en guise de stèle commémorative.
J’ai trouvé, à l’intérieur même de l’ancien camp d’internement (dont il ne reste que des vestiges infimes) un endroit plat et assez visible à l’improbable visiteur, où la terre paraissait remuée de frais, et c’est là où j’ai placé mon humble témoignage.

Pour le contexte de cette installation,  voir :

Camp Saint Nicolas, October 2016

Voir aussi : Une marche en garrigue, émission radiophonique réalisée par D. Balay pour France Culture en septembre 2017.

 

 

Transit (2017)

Spuglia Transit set 01

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“Sembravano traversie ed eran in fatti opportunità”, Giovambattista Vico

Un passage de frontière, un jour de septembre à l’aube, entre l’Espagne et la France, dans l’espoir de ne pas rencontrer de douaniers.

Des photos prises d’une main, tout en conduisant et sans regarder. Quelque part par là doit être le cimetière où est enterré le célèbre écrivain allemand.

Mais le texte superposé aux images est celui d’un autre allemand, le poète Friedrich Hôlderlin. C’est la lettre du 2 décembre 1802 à son ami Böhlendorf, celle qui marque son inclinaison vers une douce folie. Il y est aussi question de frontière, de passage, de traversée. Il y est aussi question de paysans landais, que Hölderlin prend pour d’anciens Athéniens : «La vue des Antiques m’a fait mieux comprendre non seulement les Grecs, mais plus généralement les sommets de l’art…». C’est à cette superposition d’une vision partielle et d’une réalité multiple que fait allusion ce travail, Transit, dont le titre se lit de la même manière en français et en allemand ; il y est question de paysages parcourus, de sépultures anonymes, de superposition de mémoire personnelle et d’histoire imaginée, de traces qui s’effacent, de coulures du temps qui passe.

A ces images et textes transparents j’ai donné comme fond opaque des feuilles de cadastre découpées, le cadastre étant peut-être la plus ancienne forme de délimitation du territoire. Mais personne n’est le maître d’un lieu et le « on est chez nous ! » est l’adversaire ancestral d’une besogne d’artiste comme celle dont il est question ici.

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La lettre de Hölderlin à Bölhendorf

Le 7 juin 1802 Friedrich Hölderlin quitte Strasbourg et entre en Allemagne par le pont de Kehl. Il est parti presque un mois auparavant de Bordeaux, où il était précepteur chez le consul Meyer. Quatre jours plus tard, d’après Pierre Bertaux (Hölderlin ou le temps d’un poète, Paris 1983, pp. 244-255), il est à Francfort et a le temps de voir une dernière fois sa bien-aimée, Suzette Gontard, avant qu’elle ne meurt de la rubéole, le 22 juin. A ce moment-là il était déjà complètement fou, presque fou, faussement fou; sur ce point ses exégètes se disputent encore. Ce qui est sûr, c’est que ce voyage à travers la France marque un tournant dans l’état mental du poète allemand. En témoigne la célèbre lettre à son ami Casimir Böhlendorf du 2 décembre 1802, considérée à tour de rôle comme la première manifestation de son aliénation ou la dernière de sa maîtrise de soi.

Walter Benjamin publia cette lettre, la douzième de sa série de lettres allemands, dans la Frankfurter Zeitung du 1 septembre 1931, et ensuite sous le pseudonyme de Detlef Holz, dans le recueil Deutsche Menschen Eine Folge von Briefen, pour les éditions Vita Nova de Zurich, en 1936. Les lettres y étaient présentées par ordre chronologique et introduites par une préface générale. On n’en vendit guère plus de 200 exemplaires, et le reste fut oublié dans une cave de Luzerne pendant vingt-six ans. Ce n’est qu’en 1962 que, grâce à Theodor Wiesengrund Adorno, le recueil fut publié à Francfort sous le nom de son auteur.

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Transit 01 Spuglia
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Spuglia Transit 11

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Spuglia Transit-12

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Transit-couverture

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Sur une traduction de Pétrarque (2016)

Spuglia Sur une traduction


Une lettre sans réponse

Au conservateur du Musée-bibliothèque François Pétrarque
Fontaine de Vaucluse

Au conservateur du Musée du Petit Palais
Avignon

Depuis vingt-cinq ans, mon travail a toujours navigué entre les Scylla et Charybdis du texte littéraire et de l’image peinte. Mon récent emménagement dans le Sud de la France m’a poussé à chercher de nouveaux repères pour mes intérêts artistiques. La visite de Fontaine de Vaucluse et de son Musée-bibliothèque en particulier m’a fortement impressionné.

Je souhaiterais mettre en oeuvre le projet suivant.

Je partirais d’un seul poème de Pétrarque, probablement le sonnet XIX du Canzoniere (“Benedetto sia il giorno…”), dont je reproduirais l’original italien et plusieurs traductions successives, en français et en allemand *, en employant notamment la version d’Oskar Pastior et la traduction collective qu’on en fit à Royaumont il y a vingt ans (voir la revue Détail, n. 3/4, hiver 1991). Ces différents textes, six en tout, y compris ma propre traduction de la traduction de Pastior, seraient reproduits sur des verres au format carré (32×32). Ils seraient imprimés en police Courrier, en continu, comme un télex. Il sera intéressant de voir comment, avec la dernière traduction, le texte initial sera tout à fait méconnaissable, tout en gardant, je suppose, la trace incontournable de la poétique de Pétrarque.

Ces verres imprimés seraient superposés à des photographies, prises par moi-même, de détails des fresques de Matteo Giovannetti da Viterbo (début XIVe-1369?) à Avignon et Villeneuve-lès-Avignon. S’agissant de détails presque abstraits de peintures délavées ou endommagées au cours des siècles, j’imagine qu’il ne me sera pas difficile d’obtenir la permission de les reproduire. Le choix de ce fond (voir, ci-joint, une image qui pourrait donner une idée de ce que je compterais faire) répond à l’intention de montrer des traces, des survivances, de celle qui était l’époque de Pétrarque (Giovannetti en étant le contemporain et surement un interlocuteur, les deux ayant eu maintes opportunités de se rencontrer entre 1343 et 1353). En même temps, le fond peint et le texte se brouilleraient réciproquement, en créant un effet de distanciation du sujet par rapport à lui-même et, j’espère, un mouvement de décalage dans le regard du spectateur.

Je pourrais présenter pas moins de six pièces, avec en annexe, sur des panneaux, la reproduction des différentes traductions.

J’espère que ce projet pourra retenir votre attention.

Avec mes salutations respectueuses,
SP

Janvier 2012

* Voici les traductions « classiques » que je reproduirais : pour le français, celle de Fernard Brisset, primée par l’Académie Française en 1933, et pour l’allemand, celle de Leo Graf Lanckoronski (Universal-Bibliothek Reclam, 1956).

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Sur une traduction fascetta

Des intrus chez les Etrusques (2016)

Un portfolio contenant un texte introductif, six estampes numériques sur papier offset 350 gr. et sept textes sur papier calque Translucents 140 gr. Format 15×15.
Tirage d’art limité à 50 exemplaires, signés et numérotés. Prix : 65 € port inclus.

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Au début, l’Antiquité a été pour moi une bouche d’amphore affleurant sur un fond sablonneux guère plus profond que trois mètres. Je m’y approchais avec le trident au sommet duquel j’avais noué un chiffon blanc. Les poulpes sont attirés par ce qui est blanc et sortent de leur tanière pour se jeter sur la proie : c’est alors le moment de les harponner. Il s’agit d’une technique de chasse sous-marine simple et fructueuse.
Je devais aller sur mes quinze ou seize ans. Le fond marin était celui de Porto Clementino, sur le littoral de Tarquinia. Je n’avais pas encore vu les tombes peintes.
Une fois je remontai à la surface un gros poulpe avec toute sa douillette demeure et, quand on me parla d’un personnage qui payait jusqu’à vingt-mille lires pour une amphore romaine intacte, je m’intéressai à d’autres fonds, face au camp militaire de Pian di Spilli, où je trouvais, sous 6 m de profondeur, des vases du type Dressel 1A ou 1B. Avec une drisse et un cylindre en caoutchouc j’avais bricolé un treuil rudimentaire et je pouvais m’en sortir tout seul.
L’hiver suivant, presque tous les dimanches je louais une moto de cross et avec un ami on sillonnait les gorges autour de Blera, à la recherche de tombeaux étrusques. On n’était pas les premiers à y entrer, mais on en sortait toujours avec quelques fragments de bucchero ou de céramique grecque peinte.
En février 1971 il y eut le tremblement de terre de Tuscania. Avec trois compagnons on chargea la voiture d’une pelle trouvée dans le garage et on partit donner un coup de main. On logeait dans des tentes de l’armée et le soir, on se réchauffait avec le « cordial » à 50° que les sous-officiers nous distribuaient dans des pochettes en plastique. Pendant la journée on déblayait les rues du centre ville obstruées par les décombres. Parfois, avançant au ras des murs, on rentrait dans les appartements éventrés : s’éparpillaient au sol des photographies de famille sorties de leurs boîtes à chaussures, ainsi que des bibelots et des napperons couverts de gravats.
Je vis les sarcophages étrusques alignés autour de la place Basile ; les défunts étaient tous décapités, mais par les tombaroli, pas par les secousses. Je vis aussi l’abside mutilée de la plus belle église au monde : la basilique romane de San Pietro. Mais s’agit-il d’un souvenir vrai ou d’images mêlées car des églises écroulées j’en ai vues tant, en Irpinia et en Ombrie aussi, après d’autres tremblements de terre?
Plus tard, à l’université, je me destinais à une carrière d’étruscologue quand l’obligation de passer un examen d’allemand détourna ailleurs mon attention. On en était aussi au plus beau des rixes quotidiennes entre les étudiants proches du journal Il Manifesto, dont j’étais, et les « Sturmtruppen » de l’Autonomia organizzata.
Dans la vie j’ai fait d’autres choses mais je suis toujours revenu aux tombeaux de Tarquinia. Je dirais même que je les visite plus fréquemment que celui de mes parents (qu’ils ne m’en veuillent pas, eux, et l’autre non plus).
J’ai été à la nécropole de Monterozzi quand toutes les tombes étaient encore accessibles. Puis, lorsqu’elles ne le furent que par roulement, et à l’heure actuelle, où elles ne sont visibles que derrière les vitres blindées qui en scellent l’entrée. Et quand je reviens dans la Tuscia, il m’arrive de laisser femme et enfants dans la voiture et de m’échapper une dizaine de minutes pour en revoir une ou deux.
L’écrivain britannique D. H. Lawrence (1885-1930) en visita peut-être deux douzaines, en un après-midi et une matinée du mois d’avril 1927, et en décrivit quinze dans Etruscan Places, oeuvre posthume parue en 1932. Leurs peintures consisteraient en la représentation de la joie de vivre et de l’hédonisme étrusques en opposition avec l’austérité et le militarisme romains ; son interprétation était une critique implicite du régime mussolinien, qui de la puissance romaine se voulait l’héritier.
Certaines des sépultures où je suis revenu récemment avaient été décrites par Lawrence. J’en commenterai l‘iconographie à ma façon.

Spuglia Boas EtruscanTarquinia B 00. Un peu à l’étroit sous le plafond trop bas du tombeau numéro 3713, Franz Boas mime, pour les scénographes du National Museum of Natural History, la cérémonie de l’hamatsa, la soi-disant danse cannibale des Kwakiutl de Colombie britannique. C’est à New York en 1895. Un peu mal à l’aise dans leurs habits rouge pourpre délavés par le temps, neuf danseurs de Tarchna l’accompagnent au son du tambourin, au IVe siècle a.C.

 

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. Sur le seuil du tombeau de la Chasse et de la Pêche un poète Inuit scande sa chanson de duel sur le tambour en peau de phoque, tandis que les deux coépouses d’Aykutok s’esclaffent devant l’objectif de William Thalbitzer, à Ammassalik, l’été 1903. Un jeune étrusque chasse les oiseaux à coups de fronde, un autre plonge, d’autres dansent ou jouent. “Here is the real Etruscan liveliness and naturalness”, aurait dit Lawrence.

 

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. Les deux Carontes multicolores qui surveillent la porte des Enfers ont des compagnons : des Aïnou, représentants d’une minorité ethnique habitant l’île japonaise d’Hokkaïdo. L’anthropologue « scientifique » qui les avait photographiés, auteur en 1940 de l’utile opuscule Comment reconnaître et expliquer le Juif ?, fut abattu par la Résistance française en 1944 et se trouve sûrement en enfer.

 

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Tarquinia B 03. Dans le tombeau des Lionnes un festin est en cours : on danse, on joue de la flûte, on prépare des boissons enivrantes. Les dauphins sautent dans une mer livide tandis qu’un chasseur groenlandais se place près du trou qu’il a creusé dans la glace. Bientôt un phoque remontera à la surface pour respirer. Sur la paroi de droite un homme détendu « holds up the egg of resurrection », tient levé l’œuf de la résurrection.

 

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Tarquinia B 04. Dans la chambre de la Fleur de Lotus des guerriers Hopi s’exhibent pour Aby Warburg dans leurs danses traditionnelles, en 1896, au Nouveau Mexique, tandis qu’un jeune Ona de Patagonie, photographié par le missionnaire Martin Gusinde, quelque part au début des années 20, redresse sa coiffe avant d’accomplir son rituel phallique. Le mur du fond est nu et offre aux personnages une scène sobre et accueillante.

 

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Tarquinia B 05. Le tombeau du Chasseur est orné comme un pavillon de chasse et ses parois sont parcourues à la queue leu leu par des lions, des taureaux, des cerfs, des chiens et des chevaliers. Dans cet espace se sont réunis plusieurs types de Chinois. Ils se montrent de face et de profil mais ils sont presque méconnaissables, leurs traits somatiques se confondant avec les motifs en échiquier du plafond et en pointillé des murs.

 

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Tarquinia B 06. Dans la tombe des Jongleurs une jeune fille maintient en équilibre sur sa tête un candélabre et un garçon essaye d’y empiler des soucoupes. Le défunt, assis sur la droite, les observe. Deux notables Kwakiutl posent dans leurs habits d’apparat, en l’été 1904. Au cours du rituel plotlatch ils briseront des plaques de cuivre et distribueront des couvertures et des assiettes anglaises, sans en attendre de retour.

 

Etruscan Places fascetta

 

Anabasis. Nature manufacturée (2016)

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1. Sur le haut-plateau.

Rigoni-Stern connut deux Anabasis, une grande et une petite. La première fut la retraite de Russie, en janvier 1943 ; Rigoni était l’un des 60.000 chasseurs alpins italiens partis pour occuper l’Union Soviétique, aux côtés des allemands, et il fut l’un des 20.000 qui en revinrent. La deuxième fut sa fuite solitaire du Stalag, en avril 1945 ; pendant une dizaine de jours il erra dans les forêts de Carinthie et de Styrie, se nourrissant de baies, d’œufs d’oiseaux et d’escargots, jusqu’au moment où il rencontra, sur la route des Alpes, un poste avancé de partisans italiens.
Mario Rigoni Stern (1921-2008), avec Nuto Revelli (1919-2004) et Vittorio Foa (1910-2008) est l’un de mes pères. Et, parmi mes pères, c’est celui qui a le plus investi la thématique du rapport de l’homme à la nature.
Le haut-plateau d’Asiago est le lieu des origines et des retours de Rigoni ; la forêt qui le couvre, cette même forêt annihilée par les bombes autrichiennes et italiennes entre 1915 et 1918 et ensuite « reconstruite » (exemple du naturel qui devient artificiel, pour redevenir naturel) est un sujet central dans son œuvre d’écrivain.
Le bois est, d’après Rigoni, « lieu de salut » (introduction à Boschi d’Italia, Rome 1993), tandis que la ville est devenue le lieu de la « solitude spirituelle », où « la barbarie se cache jusque dans le cœur des hommes ». Rigoni reprend ici les arguments de Giambattista Vico (Principi di scienza nuova, 1725), tout en leur donnant une inflexion plus humaniste et, somme toute, réconciliante. Si l’homme veut survivre « avec » la nature, il doit être capable d’en prélever sa part, sans en entacher le capital.
Comme on le sait, Rigoni était un chasseur passionné ; on se demande si, finalement, ses raisonnements ne couvraient pas son désir de s’adonner à la chasse au coq de bruyère. Cela dit, le coq de bruyère n’est aucunement en danger et la forêt se porte bien en Europe, vu sa progression aux dépens des pâturages et des terres cultivables.
Aussi éloigné d’un sentiment de domination inspiré de la civilisation des Lumières que d’une approche nostalgique à la Sturm und Drang (1), Rigoni exprime plutôt un sobre panthéisme humaniste ; la « bonne » forêt n’est pas, d’après lui, celle qui pousse de manière spontanée et sauvage ; c’est celle qui est administrée et ordonnée par l’homme, en sage jardinier.

En errant, en touriste, sur l’Altopiano, j’ai enregistré quelques images de sites naturels où restent visibles les traces de la guerre : les tranchées écroulées, les cratères ouverts par les obus. Je retrouve, dans ces images, le motif de mon travail sur le rupestre : peut-on parler de sites « rupestres » même si ce n’est pas la créativité de l’homme qui a laissé ses empreintes, mais plutôt sa diabolique ingénierie ?
Les travaux qui ont pour titre Anabasis naissent de la superposition de ces photographies et d’images d’archives : la retraite des Alpini dans la neige de Russie et leur lutte pour s’ouvrir un passage ; les abris des fantassins et les bois de l’Altopiano éventrés par les batailles d’artillerie.

(1) Sur la confrontation-opposition entre ces deux courants de pensée voir Robert Pogue Harrison, Forêts : Essai sur l’imaginaire occidental, Paris 1994.

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2. Paysages nouveaux

J’ai titré « paysages nouveaux » mes travaux récents : en effet, ils décrivent, non sans une référence ironique au paysagisme romantique, des lieux où la frontière entre le naturel et l’artificiel reste indistincte, peut-être reconnaissable seulement par le regard d’expert du géologue ou du botaniste.
Ce qui est sûr, c’est que l’on ne sait pas qui, des deux antagonistes, précède ou suit l’autre ; et l’on ne sait pas non plus qui, à la fin, gagnera. Sauf que la victoire de l’un voudrait dire la perte des deux, et l’on aimerait mieux qu’ils finissent par s’entendre.

Spuglia PN 01 VallerosaPN 01 Vallerosa (Latium, Italie)
Une carrière de travertin désaffectée. Dans l’ample cuvette, aux blanches parois verticales, laissées par l’exploitation du marbre, un microclimat s’est constitué et alentour une végétation luxuriante et diverse a repoussé. Certains disent que l’on peut, au printemps, y énumérer trente variétés d’orchidées sauvages. Ce lieu est vraiment revenu à la nature : en écartant les arbustes pour s’en approcher, il peut arriver qu’on croise un sanglier. Ça m’est arrivé, mais je ne sais pas qui de nous deux a eu le plus peur : il s’est enfui d’un côté, et moi de l’autre.

Spuglia PN 02 ValentanoP 02 Valentano (Latium, Italie)
Une carrière de pouzzolane (la pierre volcanique rouge, utilisée autrefois pour revêtir les murs de Rome). Ses méandres donnaient une image vraisemblable de l’enfer, et ils furent utilisés comme scénographie pour des films moyenâgeux. Après l’abandon des activités d’extraction, de jeunes arbres ont été plantés sur ces gradins, mais ils n’arrivent pas encore à cacher la régularité des coupes. On ne peut plus accéder à la colline, puisque au fond de la vallée a repoussé un sous-bois inextricable.

Spuglia PN 03 AlèsP 03 Alès (Gard, France)
Une montagne artificielle, un terril, formé avec les scories accumulées durant des décennies d’exploitation des mines de charbon, dans la banlieue même d’Alès. Il serait peut-être passé inaperçu au milieu des autres hauteurs (mise à part sa drôle de forme conique) si en 2004 un incendie de forêt ne l’avait dénudé. Propagé par les racines des sapins plantés pour la cacher, le feu a atteint le cœur de cette colline, qui se consume toujours, lentement et inextinguiblement.

Spuglia PN 04 Laval-PradelP 04 Laval-Pradel (Gard, France)
Un grand site minier dans les Cévennes, exploité intensément dans les années 70-90 du siècle dernier. Pour pouvoir l’ouvrir on déplaça la route de la Régordane (RD 906), qui reliait le Puy en Velay et Saint Gilles , sur le chemin de Compostelle. On y trouve trois jolis lacs (naturels ? artificiels ?) et de grands amphithéâtres creusés par les bulldozers, dans lesquels l’Office National des Forêts est en train de replanter des arbres. Dans l’attente d’en faire quelque chose, l’accès à la zone est interdit. La commune d’Alès, après avoir écarté un projet plus écologique de « village cévenol », prévoit d’y aménager un parc de loisirs pour « sports mécaniques » (quad, jet-ski, motocross, paintball). Dans chacun des trois lacs on introduirait une espèce de poissons différente, de manière à les pêcher, ensuite, « sportivement ».

Ce sera la nature manufacturée.

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In Tuscia, land paintings (français) 2016

Quelques interventions plastiques dans une nature “historicisée” ; une plaquette contenant un texte et six estampes numériques sur papier offset 350 gr., format 15×20. Tirage d’art limité à 99 exemplaires, signés et numérotés.

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Spuglia copertina In Tuscia

B Land paintings 12 2014

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D Rupestre 00 2012

E Eden 04 2014

F La Nova 06 2015

G Romitorio 00 2015

In Tuscia, land paintings

Un site rupestre : il s’agit là de la nature qui, déjà exploitée par l’homme pour en faire œuvre, reprend ses droits et laisse l’œuvre de l’homme seulement à l’état de trace. Le territoire de la Tuscie est plein de ces lieux : c’est comme si, non seulement la civilisation et l’abandon se succédaient par vagues centenaires, mais aussi l’une étant la condition de l’avènement de l’autre. La Tuscie est une terre solitaire. Et ce sont les activités de l’homme solitaire qui laissent – ou laissent imaginer – les empreintes les plus inattendues.
Si le terme « rupestre » définit des formes artistiques exécutées avec – ou sur – des rochers (les tombeaux, les sanctuaires, les ermitages, les graffitis, les peintures), il peut aussi décrire les artéfacts ensauvagés, une fois qu’ils sont devenus un avec la nature qui les entoure.
Pour un artiste, il s’agit de ré-intervenir sur les éléments naturels qui avaient été « informés » par l’intervention humaine et qui sont en train de réécrire leur propre histoire. « Rupestre » est le point où nature et histoire se croisent. Pour un artiste, il ne s’agit pas tant de travailler de manière horizontale dans l’espace, mais plutôt d’adopter le temps même comme une matière, dans une pratique de stratification qui serait comme une archéologie : une archéologie négative. Une fois le sujet identifié, le sédimenter à nouveau.

Land paintings, 2011-2016
Je suis monté au site protohistorique des Sorgenti della Nova, où les hommes se sont succédés au long des millénaires, utilisant les espaces aménagés par ceux qui étaient passés avant eux. A mes yeux profanes restaient visibles les traces d’une vie de simple subsistance : le noir de la suie des foyers sur les voûtes et les trous dans les parois, où l’on encastrait les structures des lits de paille.
Ensuite, je suis allé dans des lieux abandonnés que je laisserais à leur état d’abandon, comme si c’étaient des ruines artificielles d’époque romantique. Pourquoi faudrait-il sauver le passé à tout prix ? (et quel serait le moment du passé à cristalliser?) : Santa Maria di Sala dans la commune de Farnese, Castel d’Asso dans celle de Viterbo, ou Castro dans celle d’Ischia.
J’ai nommé Land paintings les travaux suscités par ces pérégrinations. En citant de manière parodique le Land art américain, on pourrait traduire Land painting par « peinture sur (ou avec) le terrain ». C’est une pratique qui répond à mes questionnements sur la présence de l’artiste dans l’espace historique. J’ai tenté de définir cette position en réemployant le terme « rupestre ».
Souvent, ces dernières années, je me suis trouvé à explorer les lieux de la Tuscie, comme je le faisais, adolescent. Pourtant, récemment, je n’y allais pas les mains vides : j’avais avec moi une sorte de feuille d’olivier, ou de langue, en latex imprégnée de pigments rouge fluorescent. Je la laissais au sol et la photographiais : le tombeau étrusque, devenu, ermitage moyenâgeux, devenu abri anti-aérien, devenu refuge d’amants furtifs, accueillait un dernier signe de passage, comme le témoin d’une course de relais.
Dans mes travaux précédents le signe intrusif correspondait à une volonté d’empêcher la jouissance de l’image dans son entièreté et de briser la saturation qui est propre à chaque photographie. La couleur fluorescente servait à ouvrir une brèche dans l’image et dans son historicité. Mais, en laissant directement une trace dans le lieu et en le photographiant, l’œuvre revient à marquer un moment de présence. Toutefois, le lieu n’est pas transformé : il est juste « signé ».

Romitorio (Hermitage), 2011-2015
Si l’on sillonne la vallée du fleuve Fiora, dans le nord du Latium, à la lisière de la Toscane, et si l’on monte et que l’on descend par des berges effondrées après d’inondations récentes, et si l’on traverse des maquis emmêlés comme des jungles, on peut atteindre des ermitages qui ont survécu aux siècles grâce à leur éloignement des habitations.
A Poggio Conte, une fois franchie la petite cascade qui fournissait autrefois l’eau potable aux moines, on peut discerner les restes de deux minuscules cellules et une chapelle d’inspiration cistercienne creusée, elle aussi, à même la paroi de tuf. Son intérieur – malgré un oculus creusé dans la façade – est entièrement sombre : si l’on prend des photographies au flash au hasard, c’est seulement en les développant que l’on retrouvera les fragments de la peinture, qui couvraient la voûte.
On découvrira que cet ermite du XIIIe ou XIVe siècle (peut-être un artiste qui avait séjourné en France?) a peint les voiles avec des motifs décidément prosaïques, sûrement inspirés de tapisseries ou de carreaux de céramique ; ils font penser à du design d’intérieur plutôt qu’à un exercice de vénération ou de contemplation.
La nature revient petit à petit : les moisissures recouvrent les fleurs de lys, les griffons rouges et des formes vaguement phalliques. Disparait peu à peu le travail de l’homme solitaire qui passa des mois voire des années à couvrir de couleurs cet antre obscur, en sachant qu’il ne serait que rarement admiré.
J’ai superposé à mes images, comme une trame lisible à contrejour, un sonnet extrait du Canzoniere de Pétrarque. Il y est question, en de belles métaphores, d’impayables souffrances d’amour. Il se peut qu’il ait été écrit tandis que le peintre de Poggio Conte peignait. Je l’ai transcrit en continu et sans retour à la ligne, comme un télex.

Nella selva antica, 2014
Le dernier visiteur du jardin d’Eden fut probablement Dante Alighieri. De nos jours aucune forêt, même pas le bois touffu qui a poussé dans les formations volcaniques du Lamone, ne peut être considérée comme « première ». La conservation même de la nature est un fait artificiel. Dans la réserve naturelle Selva de Lamone les traces de la « civilisation » sont partout visibles : les murs d’enceinte écroulés, les restes d’une chaussée romaine, les sillons creusés par les chars des bûcherons, les tas de pierres qui furent des tours étrusques et, finalement, les marques blanches et rouges des chemins de randonnée.
Il ne s’agit sûrement pas de la nature comme elle est décrite par Giacomo Leopardi : la déité cruelle qui, dans ses manifestations destructrices ne se soucie guère de la destinée humaine (Dialogo della natura e di un islandese, 1824). On est dans une « réserve », un endroit où le « primordial » n’est que réminiscence.
Mes images de la Selva sont reproduites sur des supports transparents et sont superposées à des variations de graffitis préhistoriques : ce sont les signes d’une époque où l’humanité commençait à peine à s’affranchir de l’emprise de la nature. La seule différence entre mes dessins et mes modèles c’est la technologie de la reproduction ; pas d’ocre rouge à pleines mains, mais du Pantone 17-1463 TPX dans l’écran.

Eden, 2014-2015
Des lieux de la civilisation étrusque, des ruines conservées partiellement, assujetties à une nature redevenue dominatrice. Des photographies imprimées sur des supports transparents, qui laissent lire un vers de Dante ou bien déchiffrer une carte IGN où pourrait être marqué ce lieu même, ou alors un autre.
Les passages de Dante viennent du dernier Canto du Purgatoire : le poète y décrit une « selva antica », une forêt ancienne, qui n’est autre que le paradis terrestre, là où l’homme, autrefois, a vécu son état de grâce. Je leur ai superposé, comme une caricature, des silhouettes d’animaux sauvages, prises dans les planches de l’Histoire naturelle de Georges-Louis Leclerc, comte de Buffon; je les ai cousues avec un fil rouge, selon une technique de reproduction lente, imprécise et imparfaite.
La vision éclairée de Buffon est celle d’un être humain victorieux de la nature, secondé par ses fidèles mammifères domestiques, le cheval et le chien. Mais nous connaissons aujourd’hui le prix de cette victoire, si l’homme amenait les Lumières à leur extrême conséquence : le retour d’une nature méconnaissable, corrompue et déformée, dans laquelle ne nous survivrait, peut-être, que l’animal infime tant méprisé par Buffon : la mouche à cheval, l’odieux taon.

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