Quatre écrivains dans la garrigue (2022)

Ceci n’est pas à proprement parler un travail artistique*, bien que je me considère avant tout comme un artiste visuel. Il se situe entre recherche historique, critique littéraire et création.

L’inspiration pour cette série d’images sur le territoire des écrivains me vient de la lecture d’un texte littéraire, Le Dépaysement. Voyages en France de Jean-Christophe Bailly.

Le chapitre sur Nîmes, « Castellum aquae », débute par la définition que Francis Ponge faisait de lui-même : poeta neamusensis. Or, pour un écrivain d’origine nîmoise, ayant passé toute sa vie ailleurs, cette affirmation ne peut tenir qu’à une très grande force symbolique de l’image de cette ville.
Il est évident qu’elle vient de l’héritage de la romanité, de son autorité historique, mais il y a peut-être autre chose. La langue latine, ses dérivations méridionales, l’occitan et le provençal, le fait de se considérer dépositaire et interprète de ce legs.

Jean Paulhan, descendant d’une famille cévenole, lié à Ponge par d’étroits rapports de parenté ainsi que par une forte relation intellectuelle, se voulait descendant d’un Paulianus, consul à Nemausus au début de l’ère chrétienne. Les lettres et les dessins envoyés à ses parents depuis le “masé” du grand-père sont les documents que j’ai voulu accompagner par l’image.

J’ai donc commencé à parcourir les lieux que ces écrivains avaient sans doute parcourus, à la recherche de vestiges à photographier.

Des dessins de Norah Borges, peintre et sœur de l’écrivain argentin Jorge Luis Borges, m’ont amené aux jardins de la Fontaine et à la relecture de Fictions. L’une des nouvelles de ce recueil, Pierre Menard, auteur du Quichotte, porte en exergue la date Nîmes 1939, alors que, certainement, l’auteur argentin se trouvait à Buenos Aires à ce moment-là. D’ailleurs, toute son œuvre, à l’instar de la nouvelle en question, est un tissu d’embûches dans des méandres historiques et littéraires. Ce qui est avéré, est qu’il avait séjourné dans le Midi et à Nîmes à plusieurs reprises.

J’ai justement utilisé sa technique pour mon propre travail, en plaçant des légendes sous des images de lieux qui ne leur correspondaient pas, ou en brouillant les reproductions de textes et les fonds visuels que je leur avais associés.

Une peinture d’Henry Gowa, La marche de Saint Nicolas, m’a amené sur l’ancienne route départementale entre Nîmes et Uzès. J’ai utilisé le journal de l’écrivain allemand Lion Feuchtwanger, l’auteur du Juif Süss, interné pendant l’été 1940 dans le Camp Saint Nicolas, pour accompagner mes photos de ce qui reste de ce camp et des traces de mémoire, dérisoires peut-être, que j’y ai laissées.
Enfin, les cartes d’état-major qui constituent l’arrière-plan de ces tableaux ne correspondent pas au Camp des garrigues, l’épisode ‘’vichyste’’ (avec son article 19 de l’armistice) n’étant pas unique en Europe. Elles décrivent ici des lieux situés dans les alentours de Rome, ville dont je suis originaire et dont je ne peux pas refuser l’héritage.

 

 Francis Ponge

 Pierre Menard

 Jean Paulhan

Lion Feuchtwanger

Ces séries sont ponctuées par d’autres images retravaillées, peut-être plus personnelles, de la garrigue gardoise :


Nella garriga 08, 2017, 45×60.
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Nella garriga 09, 2017, 45×60.
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Nella garriga 06, 2017, 45×60.
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From the Road 01 (Camp de César), 2018, 32×50.
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From the Road 02 (Nages), 2018, 32×50.
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Zoology 03 (Pont du Gard), 2019, 31×50.
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Garriga 14, 2017, 32×32.

 

*Parce-que, dans son résultat, l’intention est encore bien présente et elle n’amène pas vraiment à une perte de soi : à une partielle redécouverte de soi-même, peut-être.

 

Menard

« Pierre Menard, autor del Quijote », le premier récit « fantastique » de Jorge Luis Borges, publié en mai 1939 dans la revue argentine Sur, porte en bas la date fictive « Nîmes 1939 ». À cette date Borges résidait à Buenos Aires. Il avait pourtant séjourné dans la ville occitane à l’été 1918, à l’âge de dix-neuf ans, et en avril 1919 (peut-être aussi en 1923, mais je ne suis ni bibliophile ni biographe et je n’ai pas cherché à en savoir plus). Dans l’œuvre de Borges les références à Nîmes sont plutôt elliptiques (voir le poème « Por los viales de Nîmes », antérieur à 1925) mais dans cette nouvelle l’auteur montre une connaissance plus que touristique de la ville ; en témoignent les noms mêmes qu’il mentionne : Menard (ou Ménard), Reboul, tant du côté protestant que catholique.  Par ailleurs sa sœur Norah, artiste peintre, à laquelle il était très lié et avec qui il voyageait, était à ce que l’on dit très impressionnée par la beauté de la “Rome française” et  en avait représentés quelques lieux remarquables (voir le dessin  Jardin à Nîmes, ici reproduit en bas de page (AA. VV. Federico Garcia Lorca (1898-1938) Museo Nacional de Arte Reina Sofia, Madrid 1998, p. 186).

Quant à ma séquence de lieux notables, j’ai apposé à chaque image une des six lettres du nom MENARD, en Bodoni 72 .
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Voir  aussi:
Eamon McCarthy, Norah Borges: A Smaller, More Perfect World, University of Wales Press, 2020.

Eamon McCarthy, “El jardín de los Borges que se bifurcan: The Image of the Garden in the Early Work of Jorge Luis and Norah Borges”, Romance Studies, vol. 27, 2009.

Michel Lafon, Une vie de Pierre Ménard, Paris 2008.

René Ventura, La vrai vie de Pierre Ménard ami de Borges, Nîmes 2009.

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Menard 01, “… y entre los cipresos infaustos…”, 28×42, 2022.
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Menard 02, “… las ninfas de los rios…”,
28×42, 2022.
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Menard 03, “… un simbolista de Nîmes…”, 28×42, 2022.
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Menard 04, “Ah, bear in mind this garden was enchanted!”, 28×42, 2022.
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Menard 05, “… Le Jardín du Centaure de Madame Henri Bachelier...”, 28×42, 2022.
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Menard 06, “Nîmes, 1939”, 28×42, 2022.
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* Remerciements à Eric Decrette de la bibliothèque du Carré d’art et Jean-Louis Meunier de l’Académie de Nîmes.