Retour sur les lieux, mars 2018

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Les dimanches d’hiver, quand en général il n’y a pas d’entrainement dans le terrain militaire du Camp des garrigues, il y a une certaine tolérance, ou peu de surveillance, à l’égard des randonneurs, des chercheurs de champignons et des coureurs. Mais il a fallu attendre le mois de mars et la fin de la saison de chasse au sanglier pour pouvoir pénétrer, habillé comme un coureur et en courant, dans le terrain, pour y placer un carreau de céramique en guise de stèle commémorative.
J’ai trouvé, à l’intérieur même de l’ancien camp d’internement (dont il ne reste que des vestiges infimes) un endroit plat et assez visible à l’improbable visiteur, où la terre paraissait remuée de frais, et c’est là où j’ai placé mon humble témoignage.

Pour le contexte de cette installation,  voir :

Camp Saint Nicolas, October 2016

Voir aussi : Une marche en garrigue, émission radiophonique réalisée par D. Balay pour France Culture en septembre 2017.

 

 

Transit (2017)

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“Sembravano traversie ed eran in fatti opportunità”, Giovambattista Vico

Un passage de frontière, un jour de septembre à l’aube, entre l’Espagne et la France, dans l’espoir de ne pas rencontrer de douaniers.

Des photos prises d’une main, tout en conduisant et sans regarder. Quelque part par là doit être le cimetière où est enterré le célèbre écrivain allemand.

Mais le texte superposé aux images est celui d’un autre allemand, le poète Friedrich Hôlderlin. C’est la lettre du 2 décembre 1802 à son ami Böhlendorf, celle qui marque son inclinaison vers une douce folie. Il y est aussi question de frontière, de passage, de traversée. Il y est aussi question de paysans landais, que Hölderlin prend pour d’anciens Athéniens : «La vue des Antiques m’a fait mieux comprendre non seulement les Grecs, mais plus généralement les sommets de l’art…». C’est à cette superposition d’une vision partielle et d’une réalité multiple que fait allusion ce travail, Transit, dont le titre se lit de la même manière en français et en allemand ; il y est question de paysages parcourus, de sépultures anonymes, de superposition de mémoire personnelle et d’histoire imaginée, de traces qui s’effacent, de coulures du temps qui passe.

A ces images et textes transparents j’ai donné comme fond opaque des feuilles de cadastre découpées, le cadastre étant peut-être la plus ancienne forme de délimitation du territoire. Mais personne n’est le maître d’un lieu et le « on est chez nous ! » est l’adversaire ancestral d’une besogne d’artiste comme celle dont il est question ici.

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La lettre de Hölderlin à Bölhendorf

Le 7 juin 1802 Friedrich Hölderlin quitte Strasbourg et entre en Allemagne par le pont de Kehl. Il est parti presque un mois auparavant de Bordeaux, où il était précepteur chez le consul Meyer. Quatre jours plus tard, d’après Pierre Bertaux (Hölderlin ou le temps d’un poète, Paris 1983, pp. 244-255), il est à Francfort et a le temps de voir une dernière fois sa bien-aimée, Suzette Gontard, avant qu’elle ne meurt de la rubéole, le 22 juin. A ce moment-là il était déjà complètement fou, presque fou, faussement fou; sur ce point ses exégètes se disputent encore. Ce qui est sûr, c’est que ce voyage à travers la France marque un tournant dans l’état mental du poète allemand. En témoigne la célèbre lettre à son ami Casimir Böhlendorf du 2 décembre 1802, considérée à tour de rôle comme la première manifestation de son aliénation ou la dernière de sa maîtrise de soi.

Walter Benjamin publia cette lettre, la douzième de sa série de lettres allemands, dans la Frankfurter Zeitung du 1 septembre 1931, et ensuite sous le pseudonyme de Detlef Holz, dans le recueil Deutsche Menschen Eine Folge von Briefen, pour les éditions Vita Nova de Zurich, en 1936. Les lettres y étaient présentées par ordre chronologique et introduites par une préface générale. On n’en vendit guère plus de 200 exemplaires, et le reste fut oublié dans une cave de Luzerne pendant vingt-six ans. Ce n’est qu’en 1962 que, grâce à Theodor Wiesengrund Adorno, le recueil fut publié à Francfort sous le nom de son auteur.

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Sur une traduction de Pétrarque (2016)

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Une lettre sans réponse

Au conservateur du Musée-bibliothèque François Pétrarque
Fontaine de Vaucluse

Au conservateur du Musée du Petit Palais
Avignon

Depuis vingt-cinq ans, mon travail a toujours navigué entre les Scylla et Charybdis du texte littéraire et de l’image peinte. Mon récent emménagement dans le Sud de la France m’a poussé à chercher de nouveaux repères pour mes intérêts artistiques. La visite de Fontaine de Vaucluse et de son Musée-bibliothèque en particulier m’a fortement impressionné.

Je souhaiterais mettre en oeuvre le projet suivant.

Je partirais d’un seul poème de Pétrarque, probablement le sonnet XIX du Canzoniere (“Benedetto sia il giorno…”), dont je reproduirais l’original italien et plusieurs traductions successives, en français et en allemand *, en employant notamment la version d’Oskar Pastior et la traduction collective qu’on en fit à Royaumont il y a vingt ans (voir la revue Détail, n. 3/4, hiver 1991). Ces différents textes, six en tout, y compris ma propre traduction de la traduction de Pastior, seraient reproduits sur des verres au format carré (32×32). Ils seraient imprimés en police Courrier, en continu, comme un télex. Il sera intéressant de voir comment, avec la dernière traduction, le texte initial sera tout à fait méconnaissable, tout en gardant, je suppose, la trace incontournable de la poétique de Pétrarque.

Ces verres imprimés seraient superposés à des photographies, prises par moi-même, de détails des fresques de Matteo Giovannetti da Viterbo (début XIVe-1369?) à Avignon et Villeneuve-lès-Avignon. S’agissant de détails presque abstraits de peintures délavées ou endommagées au cours des siècles, j’imagine qu’il ne me sera pas difficile d’obtenir la permission de les reproduire. Le choix de ce fond (voir, ci-joint, une image qui pourrait donner une idée de ce que je compterais faire) répond à l’intention de montrer des traces, des survivances, de celle qui était l’époque de Pétrarque (Giovannetti en étant le contemporain et surement un interlocuteur, les deux ayant eu maintes opportunités de se rencontrer entre 1343 et 1353). En même temps, le fond peint et le texte se brouilleraient réciproquement, en créant un effet de distanciation du sujet par rapport à lui-même et, j’espère, un mouvement de décalage dans le regard du spectateur.

Je pourrais présenter pas moins de six pièces, avec en annexe, sur des panneaux, la reproduction des différentes traductions.

J’espère que ce projet pourra retenir votre attention.

Avec mes salutations respectueuses,
SP

Janvier 2012

* Voici les traductions « classiques » que je reproduirais : pour le français, celle de Fernard Brisset, primée par l’Académie Française en 1933, et pour l’allemand, celle de Leo Graf Lanckoronski (Universal-Bibliothek Reclam, 1956).

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Des intrus chez les Etrusques (2016)

Un portfolio contenant un texte introductif, six estampes numériques sur papier offset 350 gr. et sept textes sur papier calque Translucents 140 gr. Format 15×15.
Tirage d’art limité à 50 exemplaires, signés et numérotés. Prix : 65 € port inclus.

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Au début, l’Antiquité a été pour moi une bouche d’amphore affleurant sur un fond sablonneux guère plus profond que trois mètres. Je m’y approchais avec le trident au sommet duquel j’avais noué un chiffon blanc. Les poulpes sont attirés par ce qui est blanc et sortent de leur tanière pour se jeter sur la proie : c’est alors le moment de les harponner. Il s’agit d’une technique de chasse sous-marine simple et fructueuse.
Je devais aller sur mes quinze ou seize ans. Le fond marin était celui de Porto Clementino, sur le littoral de Tarquinia. Je n’avais pas encore vu les tombes peintes.
Une fois je remontai à la surface un gros poulpe avec toute sa douillette demeure et, quand on me parla d’un personnage qui payait jusqu’à vingt-mille lires pour une amphore romaine intacte, je m’intéressai à d’autres fonds, face au camp militaire de Pian di Spilli, où je trouvais, sous 6 m de profondeur, des vases du type Dressel 1A ou 1B. Avec une drisse et un cylindre en caoutchouc j’avais bricolé un treuil rudimentaire et je pouvais m’en sortir tout seul.
L’hiver suivant, presque tous les dimanches je louais une moto de cross et avec un ami on sillonnait les gorges autour de Blera, à la recherche de tombeaux étrusques. On n’était pas les premiers à y entrer, mais on en sortait toujours avec quelques fragments de bucchero ou de céramique grecque peinte.
En février 1971 il y eut le tremblement de terre de Tuscania. Avec trois compagnons on chargea la voiture d’une pelle trouvée dans le garage et on partit donner un coup de main. On logeait dans des tentes de l’armée et le soir, on se réchauffait avec le « cordial » à 50° que les sous-officiers nous distribuaient dans des pochettes en plastique. Pendant la journée on déblayait les rues du centre ville obstruées par les décombres. Parfois, avançant au ras des murs, on rentrait dans les appartements éventrés : s’éparpillaient au sol des photographies de famille sorties de leurs boîtes à chaussures, ainsi que des bibelots et des napperons couverts de gravats.
Je vis les sarcophages étrusques alignés autour de la place Basile ; les défunts étaient tous décapités, mais par les tombaroli, pas par les secousses. Je vis aussi l’abside mutilée de la plus belle église au monde : la basilique romane de San Pietro. Mais s’agit-il d’un souvenir vrai ou d’images mêlées car des églises écroulées j’en ai vues tant, en Irpinia et en Ombrie aussi, après d’autres tremblements de terre?
Plus tard, à l’université, je me destinais à une carrière d’étruscologue quand l’obligation de passer un examen d’allemand détourna ailleurs mon attention. On en était aussi au plus beau des rixes quotidiennes entre les étudiants proches du journal Il Manifesto, dont j’étais, et les « Sturmtruppen » de l’Autonomia organizzata.
Dans la vie j’ai fait d’autres choses mais je suis toujours revenu aux tombeaux de Tarquinia. Je dirais même que je les visite plus fréquemment que celui de mes parents (qu’ils ne m’en veuillent pas, eux, et l’autre non plus).
J’ai été à la nécropole de Monterozzi quand toutes les tombes étaient encore accessibles. Puis, lorsqu’elles ne le furent que par roulement, et à l’heure actuelle, où elles ne sont visibles que derrière les vitres blindées qui en scellent l’entrée. Et quand je reviens dans la Tuscia, il m’arrive de laisser femme et enfants dans la voiture et de m’échapper une dizaine de minutes pour en revoir une ou deux.
L’écrivain britannique D. H. Lawrence (1885-1930) en visita peut-être deux douzaines, en un après-midi et une matinée du mois d’avril 1927, et en décrivit quinze dans Etruscan Places, oeuvre posthume parue en 1932. Leurs peintures consisteraient en la représentation de la joie de vivre et de l’hédonisme étrusques en opposition avec l’austérité et le militarisme romains ; son interprétation était une critique implicite du régime mussolinien, qui de la puissance romaine se voulait l’héritier.
Certaines des sépultures où je suis revenu récemment avaient été décrites par Lawrence. J’en commenterai l‘iconographie à ma façon.

Spuglia Boas EtruscanTarquinia B 00. Un peu à l’étroit sous le plafond trop bas du tombeau numéro 3713, Franz Boas mime, pour les scénographes du National Museum of Natural History, la cérémonie de l’hamatsa, la soi-disant danse cannibale des Kwakiutl de Colombie britannique. C’est à New York en 1895. Un peu mal à l’aise dans leurs habits rouge pourpre délavés par le temps, neuf danseurs de Tarchna l’accompagnent au son du tambourin, au IVe siècle a.C.

 

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. Sur le seuil du tombeau de la Chasse et de la Pêche un poète Inuit scande sa chanson de duel sur le tambour en peau de phoque, tandis que les deux coépouses d’Aykutok s’esclaffent devant l’objectif de William Thalbitzer, à Ammassalik, l’été 1903. Un jeune étrusque chasse les oiseaux à coups de fronde, un autre plonge, d’autres dansent ou jouent. “Here is the real Etruscan liveliness and naturalness”, aurait dit Lawrence.

 

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. Les deux Carontes multicolores qui surveillent la porte des Enfers ont des compagnons : des Aïnou, représentants d’une minorité ethnique habitant l’île japonaise d’Hokkaïdo. L’anthropologue « scientifique » qui les avait photographiés, auteur en 1940 de l’utile opuscule Comment reconnaître et expliquer le Juif ?, fut abattu par la Résistance française en 1944 et se trouve sûrement en enfer.

 

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Tarquinia B 03. Dans le tombeau des Lionnes un festin est en cours : on danse, on joue de la flûte, on prépare des boissons enivrantes. Les dauphins sautent dans une mer livide tandis qu’un chasseur groenlandais se place près du trou qu’il a creusé dans la glace. Bientôt un phoque remontera à la surface pour respirer. Sur la paroi de droite un homme détendu « holds up the egg of resurrection », tient levé l’œuf de la résurrection.

 

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Tarquinia B 04. Dans la chambre de la Fleur de Lotus des guerriers Hopi s’exhibent pour Aby Warburg dans leurs danses traditionnelles, en 1896, au Nouveau Mexique, tandis qu’un jeune Ona de Patagonie, photographié par le missionnaire Martin Gusinde, quelque part au début des années 20, redresse sa coiffe avant d’accomplir son rituel phallique. Le mur du fond est nu et offre aux personnages une scène sobre et accueillante.

 

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Tarquinia B 05. Le tombeau du Chasseur est orné comme un pavillon de chasse et ses parois sont parcourues à la queue leu leu par des lions, des taureaux, des cerfs, des chiens et des chevaliers. Dans cet espace se sont réunis plusieurs types de Chinois. Ils se montrent de face et de profil mais ils sont presque méconnaissables, leurs traits somatiques se confondant avec les motifs en échiquier du plafond et en pointillé des murs.

 

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Tarquinia B 06. Dans la tombe des Jongleurs une jeune fille maintient en équilibre sur sa tête un candélabre et un garçon essaye d’y empiler des soucoupes. Le défunt, assis sur la droite, les observe. Deux notables Kwakiutl posent dans leurs habits d’apparat, en l’été 1904. Au cours du rituel plotlatch ils briseront des plaques de cuivre et distribueront des couvertures et des assiettes anglaises, sans en attendre de retour.

 

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Anabasis. Nature manufacturée (2016)

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1. Sur le haut-plateau.

Rigoni-Stern connut deux Anabasis, une grande et une petite. La première fut la retraite de Russie, en janvier 1943 ; Rigoni était l’un des 60.000 chasseurs alpins italiens partis pour occuper l’Union Soviétique, aux côtés des allemands, et il fut l’un des 20.000 qui en revinrent. La deuxième fut sa fuite solitaire du Stalag, en avril 1945 ; pendant une dizaine de jours il erra dans les forêts de Carinthie et de Styrie, se nourrissant de baies, d’œufs d’oiseaux et d’escargots, jusqu’au moment où il rencontra, sur la route des Alpes, un poste avancé de partisans italiens.
Mario Rigoni Stern (1921-2008), avec Nuto Revelli (1919-2004) et Vittorio Foa (1910-2008) est l’un de mes pères. Et, parmi mes pères, c’est celui qui a le plus investi la thématique du rapport de l’homme à la nature.
Le haut-plateau d’Asiago est le lieu des origines et des retours de Rigoni ; la forêt qui le couvre, cette même forêt annihilée par les bombes autrichiennes et italiennes entre 1915 et 1918 et ensuite « reconstruite » (exemple du naturel qui devient artificiel, pour redevenir naturel) est un sujet central dans son œuvre d’écrivain.
Le bois est, d’après Rigoni, « lieu de salut » (introduction à Boschi d’Italia, Rome 1993), tandis que la ville est devenue le lieu de la « solitude spirituelle », où « la barbarie se cache jusque dans le cœur des hommes ». Rigoni reprend ici les arguments de Giambattista Vico (Principi di scienza nuova, 1725), tout en leur donnant une inflexion plus humaniste et, somme toute, réconciliante. Si l’homme veut survivre « avec » la nature, il doit être capable d’en prélever sa part, sans en entacher le capital.
Comme on le sait, Rigoni était un chasseur passionné ; on se demande si, finalement, ses raisonnements ne couvraient pas son désir de s’adonner à la chasse au coq de bruyère. Cela dit, le coq de bruyère n’est aucunement en danger et la forêt se porte bien en Europe, vu sa progression aux dépens des pâturages et des terres cultivables.
Aussi éloigné d’un sentiment de domination inspiré de la civilisation des Lumières que d’une approche nostalgique à la Sturm und Drang (1), Rigoni exprime plutôt un sobre panthéisme humaniste ; la « bonne » forêt n’est pas, d’après lui, celle qui pousse de manière spontanée et sauvage ; c’est celle qui est administrée et ordonnée par l’homme, en sage jardinier.

En errant, en touriste, sur l’Altopiano, j’ai enregistré quelques images de sites naturels où restent visibles les traces de la guerre : les tranchées écroulées, les cratères ouverts par les obus. Je retrouve, dans ces images, le motif de mon travail sur le rupestre : peut-on parler de sites « rupestres » même si ce n’est pas la créativité de l’homme qui a laissé ses empreintes, mais plutôt sa diabolique ingénierie ?
Les travaux qui ont pour titre Anabasis naissent de la superposition de ces photographies et d’images d’archives : la retraite des Alpini dans la neige de Russie et leur lutte pour s’ouvrir un passage ; les abris des fantassins et les bois de l’Altopiano éventrés par les batailles d’artillerie.

(1) Sur la confrontation-opposition entre ces deux courants de pensée voir Robert Pogue Harrison, Forêts : Essai sur l’imaginaire occidental, Paris 1994.

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2. Paysages nouveaux

J’ai titré « paysages nouveaux » mes travaux récents : en effet, ils décrivent, non sans une référence ironique au paysagisme romantique, des lieux où la frontière entre le naturel et l’artificiel reste indistincte, peut-être reconnaissable seulement par le regard d’expert du géologue ou du botaniste.
Ce qui est sûr, c’est que l’on ne sait pas qui, des deux antagonistes, précède ou suit l’autre ; et l’on ne sait pas non plus qui, à la fin, gagnera. Sauf que la victoire de l’un voudrait dire la perte des deux, et l’on aimerait mieux qu’ils finissent par s’entendre.

Spuglia PN 01 VallerosaPN 01 Vallerosa (Latium, Italie)
Une carrière de travertin désaffectée. Dans l’ample cuvette, aux blanches parois verticales, laissées par l’exploitation du marbre, un microclimat s’est constitué et alentour une végétation luxuriante et diverse a repoussé. Certains disent que l’on peut, au printemps, y énumérer trente variétés d’orchidées sauvages. Ce lieu est vraiment revenu à la nature : en écartant les arbustes pour s’en approcher, il peut arriver qu’on croise un sanglier. Ça m’est arrivé, mais je ne sais pas qui de nous deux a eu le plus peur : il s’est enfui d’un côté, et moi de l’autre.

Spuglia PN 02 ValentanoP 02 Valentano (Latium, Italie)
Une carrière de pouzzolane (la pierre volcanique rouge, utilisée autrefois pour revêtir les murs de Rome). Ses méandres donnaient une image vraisemblable de l’enfer, et ils furent utilisés comme scénographie pour des films moyenâgeux. Après l’abandon des activités d’extraction, de jeunes arbres ont été plantés sur ces gradins, mais ils n’arrivent pas encore à cacher la régularité des coupes. On ne peut plus accéder à la colline, puisque au fond de la vallée a repoussé un sous-bois inextricable.

Spuglia PN 03 AlèsP 03 Alès (Gard, France)
Une montagne artificielle, un terril, formé avec les scories accumulées durant des décennies d’exploitation des mines de charbon, dans la banlieue même d’Alès. Il serait peut-être passé inaperçu au milieu des autres hauteurs (mise à part sa drôle de forme conique) si en 2004 un incendie de forêt ne l’avait dénudé. Propagé par les racines des sapins plantés pour la cacher, le feu a atteint le cœur de cette colline, qui se consume toujours, lentement et inextinguiblement.

Spuglia PN 04 Laval-PradelP 04 Laval-Pradel (Gard, France)
Un grand site minier dans les Cévennes, exploité intensément dans les années 70-90 du siècle dernier. Pour pouvoir l’ouvrir on déplaça la route de la Régordane (RD 906), qui reliait le Puy en Velay et Saint Gilles , sur le chemin de Compostelle. On y trouve trois jolis lacs (naturels ? artificiels ?) et de grands amphithéâtres creusés par les bulldozers, dans lesquels l’Office National des Forêts est en train de replanter des arbres. Dans l’attente d’en faire quelque chose, l’accès à la zone est interdit. La commune d’Alès, après avoir écarté un projet plus écologique de « village cévenol », prévoit d’y aménager un parc de loisirs pour « sports mécaniques » (quad, jet-ski, motocross, paintball). Dans chacun des trois lacs on introduirait une espèce de poissons différente, de manière à les pêcher, ensuite, « sportivement ».

Ce sera la nature manufacturée.

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In Tuscia, land paintings (français) 2016

Quelques interventions plastiques dans une nature “historicisée” ; une plaquette contenant un texte et six estampes numériques sur papier offset 350 gr., format 15×20. Tirage d’art limité à 99 exemplaires, signés et numérotés.

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B Land paintings 12 2014

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D Rupestre 00 2012

E Eden 04 2014

F La Nova 06 2015

G Romitorio 00 2015

In Tuscia, land paintings

Un site rupestre : il s’agit là de la nature qui, déjà exploitée par l’homme pour en faire œuvre, reprend ses droits et laisse l’œuvre de l’homme seulement à l’état de trace. Le territoire de la Tuscie est plein de ces lieux : c’est comme si, non seulement la civilisation et l’abandon se succédaient par vagues centenaires, mais aussi l’une étant la condition de l’avènement de l’autre. La Tuscie est une terre solitaire. Et ce sont les activités de l’homme solitaire qui laissent – ou laissent imaginer – les empreintes les plus inattendues.
Si le terme « rupestre » définit des formes artistiques exécutées avec – ou sur – des rochers (les tombeaux, les sanctuaires, les ermitages, les graffitis, les peintures), il peut aussi décrire les artéfacts ensauvagés, une fois qu’ils sont devenus un avec la nature qui les entoure.
Pour un artiste, il s’agit de ré-intervenir sur les éléments naturels qui avaient été « informés » par l’intervention humaine et qui sont en train de réécrire leur propre histoire. « Rupestre » est le point où nature et histoire se croisent. Pour un artiste, il ne s’agit pas tant de travailler de manière horizontale dans l’espace, mais plutôt d’adopter le temps même comme une matière, dans une pratique de stratification qui serait comme une archéologie : une archéologie négative. Une fois le sujet identifié, le sédimenter à nouveau.

Land paintings, 2011-2016
Je suis monté au site protohistorique des Sorgenti della Nova, où les hommes se sont succédés au long des millénaires, utilisant les espaces aménagés par ceux qui étaient passés avant eux. A mes yeux profanes restaient visibles les traces d’une vie de simple subsistance : le noir de la suie des foyers sur les voûtes et les trous dans les parois, où l’on encastrait les structures des lits de paille.
Ensuite, je suis allé dans des lieux abandonnés que je laisserais à leur état d’abandon, comme si c’étaient des ruines artificielles d’époque romantique. Pourquoi faudrait-il sauver le passé à tout prix ? (et quel serait le moment du passé à cristalliser?) : Santa Maria di Sala dans la commune de Farnese, Castel d’Asso dans celle de Viterbo, ou Castro dans celle d’Ischia.
J’ai nommé Land paintings les travaux suscités par ces pérégrinations. En citant de manière parodique le Land art américain, on pourrait traduire Land painting par « peinture sur (ou avec) le terrain ». C’est une pratique qui répond à mes questionnements sur la présence de l’artiste dans l’espace historique. J’ai tenté de définir cette position en réemployant le terme « rupestre ».
Souvent, ces dernières années, je me suis trouvé à explorer les lieux de la Tuscie, comme je le faisais, adolescent. Pourtant, récemment, je n’y allais pas les mains vides : j’avais avec moi une sorte de feuille d’olivier, ou de langue, en latex imprégnée de pigments rouge fluorescent. Je la laissais au sol et la photographiais : le tombeau étrusque, devenu, ermitage moyenâgeux, devenu abri anti-aérien, devenu refuge d’amants furtifs, accueillait un dernier signe de passage, comme le témoin d’une course de relais.
Dans mes travaux précédents le signe intrusif correspondait à une volonté d’empêcher la jouissance de l’image dans son entièreté et de briser la saturation qui est propre à chaque photographie. La couleur fluorescente servait à ouvrir une brèche dans l’image et dans son historicité. Mais, en laissant directement une trace dans le lieu et en le photographiant, l’œuvre revient à marquer un moment de présence. Toutefois, le lieu n’est pas transformé : il est juste « signé ».

Romitorio (Hermitage), 2011-2015
Si l’on sillonne la vallée du fleuve Fiora, dans le nord du Latium, à la lisière de la Toscane, et si l’on monte et que l’on descend par des berges effondrées après d’inondations récentes, et si l’on traverse des maquis emmêlés comme des jungles, on peut atteindre des ermitages qui ont survécu aux siècles grâce à leur éloignement des habitations.
A Poggio Conte, une fois franchie la petite cascade qui fournissait autrefois l’eau potable aux moines, on peut discerner les restes de deux minuscules cellules et une chapelle d’inspiration cistercienne creusée, elle aussi, à même la paroi de tuf. Son intérieur – malgré un oculus creusé dans la façade – est entièrement sombre : si l’on prend des photographies au flash au hasard, c’est seulement en les développant que l’on retrouvera les fragments de la peinture, qui couvraient la voûte.
On découvrira que cet ermite du XIIIe ou XIVe siècle (peut-être un artiste qui avait séjourné en France?) a peint les voiles avec des motifs décidément prosaïques, sûrement inspirés de tapisseries ou de carreaux de céramique ; ils font penser à du design d’intérieur plutôt qu’à un exercice de vénération ou de contemplation.
La nature revient petit à petit : les moisissures recouvrent les fleurs de lys, les griffons rouges et des formes vaguement phalliques. Disparait peu à peu le travail de l’homme solitaire qui passa des mois voire des années à couvrir de couleurs cet antre obscur, en sachant qu’il ne serait que rarement admiré.
J’ai superposé à mes images, comme une trame lisible à contrejour, un sonnet extrait du Canzoniere de Pétrarque. Il y est question, en de belles métaphores, d’impayables souffrances d’amour. Il se peut qu’il ait été écrit tandis que le peintre de Poggio Conte peignait. Je l’ai transcrit en continu et sans retour à la ligne, comme un télex.

Nella selva antica, 2014
Le dernier visiteur du jardin d’Eden fut probablement Dante Alighieri. De nos jours aucune forêt, même pas le bois touffu qui a poussé dans les formations volcaniques du Lamone, ne peut être considérée comme « première ». La conservation même de la nature est un fait artificiel. Dans la réserve naturelle Selva de Lamone les traces de la « civilisation » sont partout visibles : les murs d’enceinte écroulés, les restes d’une chaussée romaine, les sillons creusés par les chars des bûcherons, les tas de pierres qui furent des tours étrusques et, finalement, les marques blanches et rouges des chemins de randonnée.
Il ne s’agit sûrement pas de la nature comme elle est décrite par Giacomo Leopardi : la déité cruelle qui, dans ses manifestations destructrices ne se soucie guère de la destinée humaine (Dialogo della natura e di un islandese, 1824). On est dans une « réserve », un endroit où le « primordial » n’est que réminiscence.
Mes images de la Selva sont reproduites sur des supports transparents et sont superposées à des variations de graffitis préhistoriques : ce sont les signes d’une époque où l’humanité commençait à peine à s’affranchir de l’emprise de la nature. La seule différence entre mes dessins et mes modèles c’est la technologie de la reproduction ; pas d’ocre rouge à pleines mains, mais du Pantone 17-1463 TPX dans l’écran.

Eden, 2014-2015
Des lieux de la civilisation étrusque, des ruines conservées partiellement, assujetties à une nature redevenue dominatrice. Des photographies imprimées sur des supports transparents, qui laissent lire un vers de Dante ou bien déchiffrer une carte IGN où pourrait être marqué ce lieu même, ou alors un autre.
Les passages de Dante viennent du dernier Canto du Purgatoire : le poète y décrit une « selva antica », une forêt ancienne, qui n’est autre que le paradis terrestre, là où l’homme, autrefois, a vécu son état de grâce. Je leur ai superposé, comme une caricature, des silhouettes d’animaux sauvages, prises dans les planches de l’Histoire naturelle de Georges-Louis Leclerc, comte de Buffon; je les ai cousues avec un fil rouge, selon une technique de reproduction lente, imprécise et imparfaite.
La vision éclairée de Buffon est celle d’un être humain victorieux de la nature, secondé par ses fidèles mammifères domestiques, le cheval et le chien. Mais nous connaissons aujourd’hui le prix de cette victoire, si l’homme amenait les Lumières à leur extrême conséquence : le retour d’une nature méconnaissable, corrompue et déformée, dans laquelle ne nous survivrait, peut-être, que l’animal infime tant méprisé par Buffon : la mouche à cheval, l’odieux taon.

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Quatre thèses sur l’esthétique du fascisme (2003-2015)

monumenti

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T-01. La solitude des monuments

«I monumenti debbono giganteggiare nella loro necessaria solitudine», les monuments doivent dominer dans leur solitude nécessaire (Mussolini, 1936).

Ces images photographiques représentent des monuments et des œuvres d’art importants, abrités pendant la seconde guerre mondiale dans des architectures éphémères, en Italie. Il existe des photographies similaires pour tous les autres pays qui prirent part au conflit, ce qui nous fait imaginer à quoi devait ressembler le paysage urbain en Europe en ces années-là.
Ces emballages de briques, de sacs de sable et de couvertures matelassées, assez inefficaces en cas de bombardement direct, préservaient toutefois les fresques et les sculptures des éventuels éclats d’une explosion proche.
Dans la documentation des services du patrimoine national italien (Direzione Generale delle Arti, La protezione del patrimonio artistico nazionale dalle offese della guerra aerea, Firenze 1942) ces œuvres emprisonnées et soustraites au regard pour le bénéfice duquel elles avaient été conçues nous apparaissent dans l’état d’attente d’une catastrophe qui, par le fait même d’être ainsi annoncée, est déjà présente, et prendra parfois la forme de la dévastation qui ne fera de ces belles églises qu’un tas de débris anti-esthétiques.
La citation du discours de Mussolini que j’ai mise en exergue est un manifeste programmatique, me semble-t-il, qui peut être pris mot par mot comme une annonce de la catastrophe à venir: «monument», «dominer», «solitude», «nécessaire». C’est sur la base d’une telle conception idéologique que les édifices antiques de Rome ont été, pendant le Ventennio fasciste, «nettoyés», libérés de toute stratification et superposition historique; des quartiers d’habitation entiers (ainsi qu’une ou deux collines) ont étés rasés autour de ces monuments, pour les rendre plus visibles, pour leur attribuer un statut d’icône symbolique, à laquelle «se ressourcer».
Assez représentative de cette conception est la Tabula rasa faite autour du mausolée d’Auguste, qui reste comme une blessure insoignable en plein milieu de la ville, infligée au nom de l’équation empire romain-empire fasciste. Il fut un moment pourtant où était encore ouverte la lutte entre modernisme et post-futurisme d’un côté (assez soutenus par Mussolini, qui y voyait les réalisations de son «homme nouveau») et de l’autre côté un classicisme néo-impérial appuyé par la plupart des Gerarchi du régime. Ce conflit, qui devint explicite et public autour de 1934, se solda provisoirement par l’évident compromis du pavillon italien de l’Exposition universelle de Paris, en 1937. Mais vers la fin de la décennie les architectes rationalistes devaient désormais s’incliner devant les exigences de la représentation monumentale.
Dans les mêmes années en Allemagne il n’y avait pas vraiment de conflits esthétiques, mais on peut dire que cohabitaient d’une part une ligne officielle «dorienne» – linéaire et monumentale et très ennemie des fantaisies et des expérimentations bourgeoises et individualistes – et d’autre part un fort penchant sentimental et nostalgique d’un âge perdu. La coexistence de ces deux âmes est ce qui peut nous faire dire que le fascisme c’est le kitsch. Et ce parce que le kitsch, représentation volontariste de l’harmonie, «est une forme dégradée du mythe» (Saul Friedländler Reflets du nazisme, Paris 1982, p. 147).
Mais n’y a-t-il pas une étonnante similarité entre ces carapaces provisoires que je présente ici et les réalisations architecturales de ces deux régimes? Et pourquoi éprouvons-nous, avouons-le, une fascination pour ces formes dégradées et dégradantes?

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T-02. Die Ruinenwerttheorie

«Dans ce contexte, je devrais peut être consacrer quelques mots à la prétendue “Théorie de la valeur de ruine” (Theorie vom Ruinenwert), qui ne vient pas d’Hitler. Il s’agit de ma propre théorie!
J’avais eu l’occasion de voir comment les décombres d’une remise de tramways à Nuremberg, bâtie en fer et en ciment, étaient éparpillés aux alentours. Quelle impression désagréable donnait ce tas de gravats! A cette vue, je me dis que nous ne devrions pas construire nos édifices les plus importants en béton armé, mais au contraire, tirer parti des techniques de construction des Anciens, de manière à rendre de telles structures plaisantes à la vue, même une fois en ruines. A la suite de ça, j’essayai d’approfondir mes idées à ce sujet, et je réalisai un grand dessin, malheureusement perdu, du Zeppelinfeld de Nuremberg. Il ressemblait à une ruine couverte de lierre. Quand je soumis ce dessin à Hitler, certains de ses collaborateurs étaient présents; ils prirent comme un sacrilège le fait même d’imaginer que le Reich d’Hitler pouvait durer moins que l’éternité.
Mais Hitler considéra que la pérennité de ses monuments était un sujet de discussion pertinent; il savait à quel point le fascisme de Mussolini avait trouvé un grand soutien dans la présence des édifices impériaux à Rome: des icônes ou des mémoriaux d’une époque révolue dans laquelle on comptait se ressourcer.
Sans doute à cause des coûts énormes que de telles techniques de construction auraient impliqués, seuls quelques bâtiments très particuliers – d’après Hitler – pouvaient être construits suivant cette théorie: le stade de Nuremberg par exemple, les Champs de Mars et, à Berlin, la Soldatenhalle et la grande salle des rassemblements, le palais de Hitler et peut être aussi l’Arc de Triomphe.»
Albert Speer, Technik und Macht, Esslingen 1979, pp. 49-50.

En exergue à ces propos, il est peut-être intéressant de savoir que le Zeppelinfeld de Speer, « la plus grande tribune du monde », qui accueillait des défilés de 100 000 membres de son parti, est aujourd’hui – quoique dévêtu des marques les plus évidentes de sa fonction originelle comme les colonnades et l’aigle gigantesque – un parc de loisir où ont lieu des courses de voitures ou des concerts rock en plein air.

En effet, ce qui m’intéresse dans le discours de Speer c’est l’équivalence qu’il fait entre ruine et monument. Le monument a toujours un doigt pointé quelque part, il indique toujours une direction dans le temps, qu’il soit là pour souvenir (Denkmal en allemand) ou pour admonition (Mahnmal en allemand). Comme déjà le faisait remarquer Leopardi, en pleine époque romantique, dans son Zibaldone di pensieri, on édifie un monument pour contrer l’idée de finitude.

(06a-06b-06c) Je trouve intéressant de voir comment un régime à l’apogée de sa puissance peut déjà s’intéresser aux formes de sa propre chute. De mon coté, je me suis intéressé à des ruines « involontaires » : les images utilisées pour ce travail ont été prises dans trois lieux : à Rome, à l’Antiquarium comunale du Celio, un véritable cimetière en plein air pour les vestiges archéologiques qui, trop fragmentaires ou dispersés ou anonymes, n’ont pas trouvé preneur même dans les entrepôts des musées ; à Bagnoli, près de Naples, dans les bâtiments industriels désaffectés et promis à la démolition de l’Italsider ; à Potsdam, dans les parcs où les rois de Prusse bâtirent, à l’âge romantique, une forme d’identification avec l’antiquité classique.

Ces entassements de gravats sont apparemment l’antithèse de ce que Hitler et Speer entendaient par « ruine de valeur » ou « valeur de ruine ». En même temps, je ne suis pas sûr que ce qui m’a fait sauter par-dessus les grilles de ces sites pour les photographier ne soit pas une version, peut-être plus consciente ou plus « dé-construite », d’une pareille attirance pour la ruine en soi. Bien sûr, il ne s’agit pas là de la pathétique nostalgie pour un monde méditerranéen qui pouvait se prévaloir d’une histoire ancienne et d’un passé monumental, nostalgie qui poussa nombre d’aristocrates allemands à se faire construire dans les parcs de leurs châteaux des Künstliche Ruine (ruines artificielles) de bois et de plâtre peint. Mais cette fascination pour la ruine romantique, bien évidente dans le texte de Speer, et qui lui vient tout droit du XVIIIe siècle, est typique de ces êtres rationnels qui misent sur leur propre persistance dans les temps à venir. (07-08)

Quand j’ai photographié le site de la « tour normande », avec ces arcades « romaines » et son temple « grec » (c’était en 2003), j’ai trouvé assez amusant le fait que l’on soit en train de le restaurer à son état de « fausseté originelle ». Celle-ci a été ma tentative de traduction : (09a-09b)

Juste à titre de parenthèse, je voudrais montrer ici quelques images illustrant une esthétique de la ruine. Il me paraît que toutes, dans leur diversité, témoignent d’une vision de la ruine comme d’un épisode dans une continuité linéaire du temps : ce sont des images „pré-benjaminiennes“. La chute n’est pas encore la catastrophe.

(10a) Un Capriccio di rovine de Giovambattista Piranesi, 1756. Je vous prie de remarquer la taille des personnages par rapport à celles des vestiges entassés.

(10b) Rovine di una galleria di statue nella Villa Adriana, de Piranesi, achevé en 1770.

(11) Le désespoir de l’artiste devant la grandeur des ruines antiques, Johann Heinrich Füssli, 1780.

(12) Vue de la grande galerie du Louvre en ruines, de Hubert Robert. Cet artiste éclairé et savant, tout en participant activement aux acquisitions et à l’aménagement du nouveau musée du Louvre, dans les années autour de 1795, se projetait déjà dans le futur.

 

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T-03. Sentimentalisierung ist Verbrechen

«L’art ne trouve pas son fondement dans le temps, mais uniquement dans les peuples…» Hitler, 1937.

«L’artiste qui croit devoir peindre pour son temps ou pour servir le goût du temps n’a pas compris le Führer. La mise du jeu est pour l’éternité! Créer l’éternel à partir du temporel, voici le sens de toute entreprise humaine.» Baldur von Schirach, 1941.

Les Balilla (du nom d’un jeune Génois qui, en lançant une première pierre, donna le signal de l’insurrection contre les occupants autrichiens, en 1746) étaient les enfants entre six et douze ans qui étaient encadrés dans les nombreux corps paramilitaires du fascisme italien (entre trois et six ans on était Figlio della Lupa; entre treize et dix-huit on était Avanguardista; à partir de dix-huit on était Giovane Italiano).
Dans la pose photographique (bien entendu, toute photographie «isole» et «iconise» son sujet) l’enfant est «promis», consigné par les adultes qui en ont la responsabilité au régime qui lui garantira le futur dans lequel il est ainsi inscrit. En témoignent les trois variantes sur le thème que nous vous proposons dans la documentation ci-jointe: enfant en uniforme qui fait le geste fasciste; enfant en uniforme avec gourdin; enfant en uniforme avec portrait du Duce.
Cette tendresse dans l’acte de placer le bambin devant l’objectif photographique, qui est finalement la même avec laquelle nous prenons nos fils en photo, est assortie d’une menace: ce gamin est déjà un soldat, et il sera dans le camp des vainqueurs. Son uniforme le protège déjà, tout en lui donnant les repères symboliques et idéologiques de sa vie d’adulte. En même temps, nous savons que ce père qui, avec toute la fierté du monde, a amené son fils au studio photographique du coin, est un Abraham qui utilise l’objectif au lieu du couteau sacrificiel: «This child is dying», dirait Chris Fynsk (Infant Figures, Stanford 2000, pp. 49-130).
En effet l’infans, le sans-parole, ne peut pas dire de quelle fin il aimerait finir. Ces gamins sur lesquels on opère une chirurgie photographique (moi-même, n’ai-je pas été placé devant un gros appareil noir, dans une arrière-boutique qui sentait le moisi et l’Odradek, après avoir été déguisé en petit Bersagliere, avec sur la tête un drôle de chapeau dur et rond garni de plumes de coq?) me font inévitablement penser à ces animaux utilisés pour les expérimentions scientifiques, à ce Max, par exemple, chimpanzé mâle de neuf ans qui, revêtu d’une salopette marquée de points et de lignes, est poussé à marcher en ligne droite, vers la caméra et son flash automatique. Cela n’a – bien sûr – rien à voir avec le fascisme. Il s’agit là d’expérimentions scientifiques tout à fait légitimes et assez récentes pour échapper à toute analogie historique (le livre dont j’ai tiré ces extraits, Le centre de gravité du corps et sa trajectoire pendant la marche, est paru en 1992, par les soins du Centre National de la Recherche Scientifique). La démarche du chimpanzé y est analysée en comparaison avec celles de l’homo sapiens adulte et de l’homo sapiens enfant.
Ce qui finalement nous attire dans ces expérimentations c’est – au delà de l’accoutrement du sujet, qui est masqué un peu comme un monument en temps de guerre ou comme un de nos Balilla – le fait qu’il soit aliéné de son individualité multiple pour en extraire les signes d’un seul de ses attributs – la démarche, dans ce cas-là. Ce qui fait qu’il ne nous est connu qu’en tant que signe réifié. De la même manière, nous épions et interprétons les gestes d’un être aimé, sa respiration même, comme des signes qui nous sont adressés, sans voir que cet être est en train de s’éloigner de nous et de notre propre fascisme, c’est-à-dire de la volonté de cooptation de l’autre dans notre système à nous.

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T-04. Colpi proibiti

«Parce que, pour le fasciste, tout est dans l’Etat, et rien d’humain ou de spirituel n’existe, ni n’a de valeur, en dehors de l’Etat». Enciclopedia italiana, volume XIV (1932), article «Fascismo», chapitre «Dottrina», signé par Benito Mussolini mais rédigé par le philosophe Giovanni Gentile.

Mais qu’est-ce qu’il a à voir avec le fascisme et son esthétique, ce travail qui a pour titre Coups interdits? En fait, il n’est pas plus que la simple reproduction parodique de deux planches de l’Enciclopedia italiana, illustrant l’article «Pugilato» (boxe) et montrant les coups de défense, ainsi que ceux défendus (qui sont aussi répertoriés, ça va de soi, pour qu’on puisse les sanctionner). Je me suis ainsi amusé à superposer schivata indietro et colpo di gomito, parata col braccio sinistro et colpo al rene (ingl. kidney punch), bloccata col guanto destro et entrata con la testa.
A regarder avec un minimum d’attention ces images, on voit comment les deux braves boxeurs ont été placés sur le fond d’un bâtiment d’inspiration classiciste. Il s’agit sans doute de l’Accademia fascista di Educazione fisica, édifiée entre 1926 et 1932 d’après les dessins du très officiel architecte Del Debbio, et qui était bien achevée au moment de la parution de l’article dans le volume XXVIII (publié en 1935) de l’Enciclopedia.
En fait, comme l’article de l’encyclopédie nous le rappelle, les boxeurs, amateurs ou professionnels, étaient encadrés dans la Federazione Pugilistica Italiana, qui faisait partie du CONI (Comitato Olimpico Nazionale Italiano), qui était à son tour dépendant du PNF (Partito Nazionale Fascista). Seule l’Allemagne avait une pareille organisation, alors que «dans les autres nations européennes, les fédérations étaient des organismes sociaux sans aucun investissement de la part des pouvoirs constitués».
Le contexte de ces images, ainsi que les informations qui nous sont fournies par le rédacteur de l’encyclopédie, nous disent que nous nous trouvons devant des boxeurs fascistes. Or ma question est: un boxeur peut-il être fasciste? Ou, à le dire autrement, peut-on avoir une boxe fasciste et une boxe non fasciste? Et une boxe démocratique, à quoi ressemblerait-elle? Comme moi, vous n’avez pas de réponse à cette question. Parce qu’on peut être boxeur et démocratique, mais pas boxeur démocratique.
De la même manière on peut se demander: un enfant peut-il être fasciste? Et un artiste?

Toutes les particularités que je viens de mentionner à propos de l’esthétique fasciste (a-contextualité, a-temporalité, cooptation, dépendance) ne me sont pas inconnues. Et ma propre pratique artistique n’est pas exempte de tous ces procédés qui relèvent du kitsch (décontextualisation, changement d’échelle, reproduction ad libitum, ressassement dans la multiplication de l’image).
C’est quoi, enfin, qui explique ma propre fascination pour ces sujets (l’esthétique du Mal accompagnée des nomenclatures, classifications, énumérations incantatoires, et expérimentations scientifiques dont le sujet est l’homme, toutes ces anthropologies et ces anthropométries qui ressemblent assurément à un théâtre du sadisme)? Quelle est ma propre relation à ces Balilla pris en photo, à ces boxeurs dans le vide et à ces bâtisseurs du néant?

t-04

Texte de juin 2003. Pour les images de la conférence de décembre 2015
à l’EAD de Strasbourg, je vous renvoie au diaporama :
Quatre thèses sur l’esthétique du fascisme.

 

Des identifications et de leurs ombres (2012-2015)

Mon intérêt pour le moyen photographique vient d’un questionnement – que je ne suis surement pas le premier à poser – sur la nature de sa relation avec la vérité ; ce questionnement est né d’une spontanée et personnelle méfiance.

Si la photographie m’intéresse en tant que témoignage (et je dois dire mon grand respect pour tous ceux qui risquent leur vie pour prendre et transmettre une image) je prends bien garde à ne pas confondre ce terme “témoignage” et celui de “vérité”. Si l’on prend une photographie comme une preuve, ça ne sera pas nécessairement une preuve de vérité.

Du point de vue de mon sujet de travail, je prends la photographie comme un ready-made ; il m’en dérive une certaine liberté de manipulation, qui va de pair avec la dépersonnalisation du rôle de celui qui l’a prise.

Mais il faut que le ready-made soit accompagné ou mieux, escorté par une pensée qui se forme en s’appliquant à l’objet choisi. On ne peut pas faire confiance à la photographie : le sujet de travail est devant moi, je m’en approprie pour lui faire parler une autre langue. Je ne connais même pas, peut-être, celle d’origine.

Dans ce sens, si la photographie est seulement un document, je ne fais pas de différence entre image prise et image trouvée ; on la trouve ou, si on ne la trouve pas, on la prend, sans aucun soucis de recherche esthétique ou de précision formelle.

Cela ne signifie pas que la question de la beauté ne m’intéresse pas. Mais ce qui doit être “beau” (c’est à dire, propre à créer un impact esthétique qui suscite de l’émotion et du changement de soi) est le résultat de la rencontre du document et de l’intervention artistique. C’est au cours de cette rencontre que le document devrait s’éloigner de soi-même.

Aussi, il faut que, dans cette quête de “nouvelle” identité, l’image en vienne jusqu’à perdre son nom. C’est peut-être la perte du nom qui permet au sujet d’être – enfin – seulement lui- même (1). C’est pour cela que mes sujets sont rigoureusement anonymes.

La Buoncostume, suite, 2009 (01)

 

En janvier 2008 un éboueur qui travaillait à proximité du commissariat central de Police, à Rome, trouva deux gros sacs poubelle pleins de photographies : ils contenaient huit-mille images (d’identification, de filature, de pièces à conviction) qui, n’étant plus utiles aux fins des enquêtes en cours, avaient été jetées pour faire de la place, alors qu’elles auraient du être déposées aux archives nationales.

Les images retrouvées furent achetées par une librairie-galerie antiquaire, Il Museo del Louvre, qui en prépara une exposition et communiqua l’information aux journaux. Mais le jour même de l’inauguration les Carabinieri, mandatés par la Surintendance au patrimoine culturel et accompagnés par deux archivistes, vinrent à la galerie saisir tout le matériel accroché, ainsi que les catalogues de l’exposition. Un assistant du galeriste en empocha un et c’est d’après cet unique exemplaire survécu que j’ai tiré – et “repris” – six images : elles viennent probablement de la Police des Moeurs et peuvent être datées, à juger par l’allure et les vêtements des sujets, à la fin des années 60.

En y intervenant dessus, j’ai voulu reprendre l’idée de défilé, mettant l’une à la suite de l’autre ces représentations qui ont une certaine élégance plastique. Avec des moyens chimiques j’y ai superposé des textes, extraits d’un syllabaire pour les écoles populaires. Il n’y a aucune relation entre les différents éléments de ce travail, si ce n’est celle que j’ai imposé et si ce n’est, peut-être, le fait que ces textes dictent des règles linguistiques.

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La Buoncostume/Wallflowers , 2009-2010   (05a)

J’ai l’habitude de travailler par séries, pour présenter beaucoup de variantes à la solution d’un problème formel que j’ai posé moi-même.

Dans la série que je montre ici j’ai affronté la question de la pose et de la frontalité, qui concernent toujours ce type d’images (je voudrais pointer ici une différence : si l’identité est une qualité ou, mieux, l’ensemble des qualités qui définissent un individu, l’identification est un processus, c’est à dire l’ensemble des actes qui servent à reconnaître un individu parmi d’autres).

On peut percevoir, dans quelques unes de ces photographies, la grille métrique qui fait d’arrière-plan aux portraits ; cela m’a fait penser aux demoiselles qui, dans les fêtes de village, “font tapisserie”, dans l’attente d’être invitées au bal. En anglais on les appelle Wallflowers, fleurs murales, terme que l’on emploie aussi pour désigner une personne timide.

Je dois signaler que, ici comme dans d’autres de mes séries, l’arrière-plan, le passage de couleur, les incisions à la surface de l’image ont pour fonction de la rendre perméable à d’autres possibilités de lecture.

Mais c’est quoi qui libère la “conscience professionnelle” de l’artiste et l’autorise à manipuler de telle sorte les documents?

C’est le fait que, de toute manière, la relation entre photographie et réalité est compromise et que, si elle ne jouit du statut autonome d’œuvre d’art, une photographie ne pourra jamais restituer son contexte, ne pourra jamais être autre chose qu’une “pièce à conviction”. (05b)

Leçons d’anthropométrie, 2009-2010 (06)

Cette série naît d’une recherche dans les archives départementales du Gard (Sud de France). Chaque personne sans domicile fixe, notamment les nomades et les ambulants, devaient porter sur soi un carnet anthropométrique, rédigé suivant les normes dictées par Alphonse Bertillon, et qui devait être tamponné à chaque entrée et sortie d’une commune. Ce carnet, dont le but évident était celui de contrôler la population gitane, a été en vigueur de 1912 à 1969 : il contenait, outre les données personnelles, les photos de face et de profil du porteur, ainsi que les empreintes de ses dix doigts.

J’ai reproduit six photos de membres d’une même famille (photos prises au début des années 20) sur des verres que j’ai superposés aux articles du règlement des Carnets ; ces articles sont transcrits avec un feutre noir sur des cartons d’emballage découpés, comme ceux qu’utilisent les nomades pour faire la quête.

Il y a aussi des couleurs, du rouge fluo et du blanc, en aplat sur les cartons : ils donnent des formes géométriques qui pourraient faire penser au constructivisme russe ou à la Bauhaus, en tous les cas à une époque qui est celle où les photos étaient prises.

Pour confondre ce processus d’identification, j’ai superposé la photo frontale d’une personne à celle d’un parent, ou bien à la photo de profil de la même personne. (07-08-09)

Phantombilder, 2010 (10a)

Cet exemple de la difficile relation avec la charge de vérité d’une image est le plus paradoxal. Je pense aux Portraits robots de la police allemande (et, peut-être, d’autres polices) que l’on peut trouver facilement sur Internet et sur lesquels j’ai opéré un léger déplacement.

Dans le sens technique ces images sont des photographies, c’est à dire des reproductions photographiques. Et, en même temps, elles ne reproduisent rien. Elles ne sont que de la mémoire reconstituée artificiellement. Ce qu’elles représentent n’existe pas ; pourtant on est en présence d’une image aussi “crédible” qu’une “vraie” photographie. (10b)

Il s’agit de montages photographiques : qu’ils soient numériques ou pas ne change rien aux fins de mon discours. Plusieurs morceaux de réalité ne constituent pas nécessairement une autre réalité. Ils créent, toutefois, une sorte d’icône d’un visage, qui apparaît étrangement lisse à notre regard, et duquel se dégage quelque chose de doublement inquiétant : à l’activité mortifère, de fixatrice du passé, qui est celle de la photographie, s’ajoute une sorte de cadavérisation de l’image. Cela nous vient exactement de l’effet plastique, de masque mortuaire, dont faisait déjà mention Alfred Döblin en introduisant, en 1929, le livre de August Sander Antlitz der Zeit, Le visage du temps (pour être précis, Döblin compare le nivellement imposé par la mort à celui créé par les conventions sociales, mais il est intéressant de voir que, en se penchant sur le travail de Sander, il ait pensé au célèbre masque en cire, très reproduit en ces années-là, de L’inconnue de la Seine. (11-12)

Il faut dire que, si bien que Sander classifie ses portraits par catégories sociales, ces catégories se croisent entre elles et il en résulte des images d’une profonde individualité, comme on le verra par la suite.

Pour revenir aux Phantombilder allemands d’aujourd’hui, ce qui manque à leurs sujets est l’asymétrie qui est le propre de chaque individu, et qui reflète tous les accidents et les irrégularités d’une “vraie” vie : en un mot, son histoire. Il en reste, de ces images, un logo, une icône, qu’aucun ne pourra vraiment reconnaître mais que servira à décrire un individu donné.

Il s’agit effectivement d’images-fantômes. Cet effet est accentué par le noir et blanc, qui fonctionne comme un « filtre », suivant Jean-Christophe Bailly : « puisque avec le filtre du noir et blanc vient toujours dans l’image un glissement plus ou moins erratique vers le fantomal » (4).

Comment ai-je “traitées” ces images documentaires? (13a) En les reproduisant sur verre je les ai rendues transparentes ; leur caractère fantomatique en a été ainsi accentué, par l’effet d’ombre portée. Ensuite je les ai placées dans des simples cadres en bois, pour leur donner la familiarité d’un portrait de famille ; dans le même but je les ai superposées à des échantillons de papiers peints des plus communs. Dans ce sens, j’ai essayé de traduire l’idée d’inquiétante familiarité chez Freud. (13b-14)

Parlant de Freud, je pourrais citer son texte célèbre sur le Wunderblock, le tableau magique. Effectivement ma pratique de travail est plus proche de ce modèle que de celui de la fouille archéologique. Si je travaille strate par strate, ce n’est pas dans le but de libérer et rendre lisible le passé dans ses vies successives ; il s’agit, au contraire, d’ajouter strate sur strate, dans une perte de lisibilité immédiate qui, j’espère, amènera à l’intuition de quelque chose d’autre. Il s’agit d’une archéologie négative.

A suivre, les images d’autres travaux exécutes sur le même principe, celui d’une “reprise” de l’image existante et de sa traduction dans une autre langue générique, une sorte de sabir, la langue franche qui permettait autrefois aux gens de la Méditerranée de se comprendre et de se parler entre eux.

Mirror (dripped) 01 (15)

Teatrino (dripped) 01 y 02 (16-17)

Pontormo L-G suite (18-19)

 

 

Les travaux qui précèdent sont à prendre comme une critique de la tentative positiviste de définir, non seulement des “types” humains, mais de cerner les différentes maladies mentales grâce aux différentes caractéristiques d’un visage. J’ai notamment utilisé les illustrations de La nouvelle iconographie de la Salpêtrière, revue publiée à la fin du XIXe siècle à Paris par le professeur Charcot et le photographe Albert Londe.

Je voudrais juste signaler comment, dans mon effort de résister au “remous” mimétique de l’image photographique, je l’ai rendue transparente et perméable à d’autres agents. Par exemple, les traces de rouge sont en même temps un passage du temps et un élément dramatique qui a comme fonction de soustraire la photographie à sa propre saturation : puisque il n’est pas possible ici de lire une image sans que le regard ne doive traverser autre chose aussi.

Laralia, Un monument transitoire, 1999 (20)

Les dictionnaires latins nous disent que, chez les Romains, les Lares étaient les esprits des ancêtres, dont les simulacres, faits de bois peint ou de cire moulée, étaient rassemblés et vénérés dans une partie spéciale de la maison, appelée Laralia.

Ces images étaient montrées en procession avant d’être brulées. Pline l’ancien en parle dans la section de son Histoire naturelle consacrée à la peinture (Book, XXXV, 6-7): en critiquant l’art moderne en vogue en son temps, il souligne la valeur morale de ces portraits, qui servaient non seulement à commémorer les morts, mais aussi à accompagner les vivants.

Au cours d’un séjour en Norvège, il y a quinze ans, j’ai choisi, un peu au hasard, dix images parmi les nombreuses photos de famille recueillies, à l’appel de la commune de Dale, dans les archives de la Fjaler Folkbibliotek. (21a)

Ces images ont subi un processus de transformation : elles ont été d’abord déformées, pour esquisser leur anamorphose ; ensuite agrandies à une taille plus ou moins naturelle ; finalement, reproduites dans des étroites planches de bois. Les silhouettes ainsi obtenues ont été découpées, peintes en noir et brulé, en une brève et parodique cérémonie, sur le sommet de la colline de Dalsåsen. (21b-21c)

D’autre part les « négatifs » des silhouettes, les planches de pin de trois mètres (il faut dire que, si j’avais choisi le pin comme matière première, c’est que dans la région y en avait une production industrielle) ont été dressées sur le plateau de Øvstestølen, dans les hauteurs de Dale. Peintes en rouge à l’oxyde de fer, ces stèles ont le dos tourné à l’ouest, de manière que, à la fin du jour, à la mi-août, leur ombre touche sa photographie originale, placée sous une pierre. (22-23-24-25)

Il s’agit d’un monument mobile (ce qui est évidemment une contradiction en soi, le monument étant la statue d’un lieu). Durant la journée, à la lumière du soleil, les ombres au sol changent de forme, se chevauchent et, par moments, retrouvent l’apparence de l’image originale.

La saisie instantanée de l’image photographique documente un état « unique » d’un sujet et sert à sa reconnaissance par les proches, les descendants et la mémoire collective. Dans l’installation Laralia le sujet est soumis à des reproductions multiples, qui le distancient progressivement de son point de départ.

L’étape finale de ce processus – la gravure sur bois – se place à l’opposé de la prise de vue photographique, en termes de temps et d’énergie nécessaires à son exécution : la lenteur même peut être considérée comme une manière moins tyrannique et plus « solidaire » d’enregistrer l’image.

Il faut dire enfin que ces stèles en bois local, soustraites par l’action de la nature et du temps à leur fonction commémorative, d’histoire locale, devraient être à l’heure actuelle retournées à leur forêt originaire. (26-27-28)

Le souci du père de famille, 2000-2011 (29)

Le titre de cette série vient, comme vous l’avez deviné, du récit de Kafka Die Sorge des Hausvaters, où le personnage est une changeante créature dépourvue d’une véritable forme, faite de rebuts et de poussière, demeurant dans les recoins les plus obscurs de la maison. Il se peut que j’identifie inconsciemment Odradek avec la bête qui vit chez nous, la bête de l’identification et du jugement, la même qui, de nos jours, s’exprime dans la région de France où j’habite avec le slogan : “ici on est chez nous!”. (30)

Je reviens à August Sander : autour de 1936 il lui fut interdit de publier ses portraits, aussi bien à cause de leur esthétique trop « âge des Lumières » que de l’engagement de son fils Erich dans le Parti Socialiste des Travailleurs (SAPD) (2). Après l’arrestation de son fils et la saisie de son livre, il se consacra à la réalisation de somptueuses mais anodines vues panoramiques de la région rhénane. Il fit aussi d’étranges montages de parties de visages appartenant à d’individus différents. Les deux panneaux qui nous restent portent le titre : Etudes: Genre humain (3). (31) A la différence des ses travaux précédents, le sujet ici n’est pas identifié, même pas avec la mention d’une profession. Je pense que ces « dissections » montrent un renoncement au principe d’identification, et qu’elles rappellent ce principe de « deuxième mort » que j’ai mentionné à propos du texte de Döblin.

Je voudrais encore rappeler comme, dans les portraits de Sander, le visage est seulement l’un des signes enregistrés : l’attitude dans la pose, les vêtements, l’arrière-plan semblent avoir une égale importance, comme dans ce portrait photographique, daté 1938 et titré National-Socialiste, Chef du Département Culture (copyright Die Photographische Sammlung, August Sander Archiv, Cologne). (32)

Vous savez surement que, vers la fin des années 30, Sander fît clandestinement de nombreux portraits, auxquels il donna le titre Victime de persécution (33), et prit aussi des photographies de prisonniers politiques, parmi lesquels son propre fils aîné. Celle-ci fut prise en 1943 (34) et celle-ci en 1944 (35). Erich Sander, qui était aussi photographe, était mort dans la maison d’arrêt de Siegburg six mois avant la date de sa relâche.

Mais pourquoi ai-je mis côte à côte, pour ce travail, les images de Sander avec d’autres qui viennent plutôt du coté « bestial » de l’histoire de la photographie ? (36)

Dans les mêmes années où Sander complétait son atlas Antilitzt der Zeit, de nombreux scientifiques étaient en train de réaliser des corps photographiques monumentaux, éclairés par les mythes de l’archétypique, de l’entièreté, de la pureté. Le professeur Montandon quittait la France pour aller, dans l’île d’Hokkaido au Nord du Japon, étudier une minorité caucasique : son La civilisation Aïnou fut publié en 1937. (37-38)

Cet homme de science, une fois rentré dans le Paris occupé par les nazis, publia en 1940 une utile brochure de divulgation : Comment reconnaître et expliquer le Juif?. Puis, à l’automne 1941, il monta l’exposition « grand public » Le Juif et la France (5). (39)

De l’autre coté des Alpes, le professeur Genna, directeur de l’Institut d’anthropologie de l’université de Rome, alla en Palestine, où vivait celle que l’on considérait la seule communauté Sémite qui ne se serait pas mélangée à d’autres depuis les temps bibliques : les Samaritains. En même temps que pratiquer les usuelles mensurations du corps, il prit en photo les visages (de face, de profil et de trois-quarts) de tous les trois cents habitants du village qu’il étudiait (40-41). En 1938, l’un de 180 scientifiques, signa le Manifesto per la Razza qui ouvrit la voie à la législation antisémite italienne.

Je ne connais pas le mythe particulier qui guida les scientifiques suédois de l’université de Uppsala dans leur quête d’une identité Nordique, Baltique ou Laponne, mais en 1936 le très germanophile chef de l’Institut pour la biologie raciale, Herman Lundborg, fut heureusement remplacé (il faut dire toutefois que ce même institut fut, ayant changé de nom, le protagoniste d’un programme de stérilisation forcé qui ne prit fin qu’en 1975). (42)

C’est peut-être en contradiction avec la lourdeur de ce sujet, que j’ai choisi de reproduire tous ces documents, bien étirés comme des ombres du soir, sur un support léger comme l’est la soie, qui se soulève à la moindre brize. J’en ai fait une série d’étendards à montrer en plein air, si possible à la lumière artificielle. Je souhaite que cette installation fragile rappelle l’immanence du passé et notre responsabilité face à celui-ci : hic est historia.

(43-44-45)

Mémoire de l’immigration, 2013 (46)

En mai 2012, à la suite des élections présidentielles qui virent une forte poussé des positions racistes, notamment dans le sud de la France, des enseignants d’un collège de Camargue firent appel aux services scolaires de leur Département pour qu’un artiste intervienne dans leur établissement. L’intitulé de ce projet d’artiste en résidence était : La mémoire de l’immigration.

Une fois installé mon atelier dans une salle vide et commencé à y inviter les élèves, j’ai appris que peut-être un sur cinq n’avait pas d’origine, d’une manière ou de l’autre, étrangère. Je les ai invité à se procurer, dans leur famille ou dans leur voisinage, des photographies de personnes issues de l’immigration ; l’élève était libre de se procurer une photo d’archive ou de prendre lui même une photo.

Chacun d’entre eux, ensuite, a eu un cadre d’un même format, à l’intérieur duquel placer l’image sur laquelle il avait travaillé de manière libre. (47a)

Avec les images qui m’ont été apportées j’ai, de mon coté, conçu une simple installation faite de photocopies agrandies. Dans l’atelier transformé en studio de photographe, j’avais fait un portrait de chaque élève lui faisant arborer devant le visage un masque blanc, et j’ai collé ce portrait à une des photos qu’ils m’avaient donné. (47b-49)

Montées dans le hall du collège, ces doubles images changeaient suivant le point de vue : de l’extérieur on ne voyait que l’image ancienne ; de l’intérieur, où pénétrait une forte lumière du dehors, on voyait les deux images superposées ; parfois le portrait d’un ancêtre ou d’un inconnu pouvait se confondre avec celui, découpé, du jeune. (50-55)

Mon but était aisément compréhensible : faire de manière que, à un moment ou un autre, ce jeune puisse se dire « je pourrais être l’autre »… (56)

Les justes du Gard, 2014 (57)

Je ne m’étais jamais penché directement sur la question des Justes parmi les Nations, qui me paraît intéressante au plus haut degré. Elle pose, en effet, à travers une simple interrogation (« qu’aurions-nous fait, si l’on avait été à leur place? »), la question du choix subjectif et non seulement celle de la relation entre victime et bourreau ; la plupart de ces personnes sans doute répondraient, si jamais on les interrogeait, qu’ils « n’avaient pas eu d’autre choix », posant ainsi la question d’une « banalité du bien » qui défie toute considération quant au risque personnel, à l’idéologie, à la position sociale.

Pour réaliser, à la demande d’un professeur d’histoire, ce projet, je n’ai pas vu d’autre méthode que celle de transformer cette évidence en emblème, en symbole. (58a)

Dans le département du Gard on a recensé une cinquantaine d’habitants ayant caché ou protégé des Juifs poursuivis par la police de Vichy et les allemands, entre 1940 et 1944. Après des recherches d’archive on a choisi dix visages de Justes, qui ont été peints sur un support transparent et résistant, les lainières en PVC des entrepôts frigorifiques. On a employé une technique proche du pochoir ; il en résulte que, finalement, ces portraits de « héros mineurs » ne sont pas sans rappeler les images stylisées du héro contemporain, le Che Guevara photographié par Alberto Korda que l’on peut voir un peu partout, sur les avant-bras des footballeurs ou sur les t-shirts des adolescents. (58b-62)

Ces dix bannières, fixées à des barres métalliques, ont été placées tout autour du collège Révolution de Nîmes, sur les grilles, de manière régulière. Elles donnent, par la quantité et l’alignement, un paradoxal aspect festif au bâtiment. Des textes écrits en rouge, au Posca, demandent qu’on les déchiffre, sans pour autant donner d’explications. Quelques explications on les trouvera de l’autre coté de l’enceinte, où ont été collés les photocopies des documents originels, ainsi que les textes qui racontent leurs histoire. Comme dans mes travaux précédents, ces « monuments personnels » sont exposés à l’action du climat et du temps et sont destinés à n’être qu’une image « pour mémoire », la dernière d’une conférence donné à Strasbourg en l’année 2015. (63-64-65)

 Notes :

1) Peter Szondi, Postface à Walter Benjamin, Städtbilder, Francfort 1963 (Immagini di città, Torino 1980, p. 110) : en commentant un épisode de « Mer du Nord » : « Les mouettes perdent leur nom, ne sont plus désormais qu’elles mêmes, mais justement à cause de ça elles sont plus proches de l’homme que s’il en possédait le nom ».

2) Voir le catalogue de l’exposition : August Sanders unbeugsamer Sohn. Erich Sander als Häftling und Gefängnisfotograf im Zuchthaus Siegburg 1935-1944, 23. Oktober 2015 bis 31. Januar 2016 im NS-Dokumentationszentrum der Stadt Köln.

3) Voir B. Cestelli Guidi et F. Del Prete, “Mnemosyne o la collezione astratta”, in Leaving Pictures/Via dalle immagini, Salerno 1999, pp. 16-28.

4) J. C. Bailly, L’instant et son ombre, Paris 2008, p. 93.

5) Sur le rôle de Montandon et les luttes entre les différents courants de l’anthropologie française, voir Alice L. Conklin, Exposer l’humanité. Race, ethnologie et empire en France 1850-1950, Paris 2015.

La trentième année (2015)

Au début des années 80 je travaillais comme chercheur dans les archives historiques de Rome. Mais je m’y sentais à l’étroit et ma quête d’une vérité donnée périclitait déjà. Je piquais des petits bouts de papier dans les dossiers des XVIII et XIX siècle, souvent du papier brouillon qui avait servi à essuyer les plumes des scribes ; j’en faisais des collages et des aquarelles que j’envoyais à mon ami Rodolphe Burger, qui à l’époque enseignait la philosophie en Alsace. A mon insu, Rodolphe collectait ces travaux et, quand il estima en avoir assez, se mit à démarcher les galeries. Un jour de l’été 1985 il m’écrivit que j’allais avoir une exposition à la galerie ADEAS de Strasbourg.

Je pris un train (à l’époque il y avait encore des trains de nuit qui traversaient l’Europe) et arrivai à la gare de Strasbourg un matin très tot. Rodolphe m’attendait sur le quai , accompagné d’un autre grand type d’arien, Philippe Poirier. Ils m’accompagnèrent prendre le petit déjeuner dans le seul bistrot ouvert à six heures du matin, le Cafè Italia. Sur la porte vitrée, la vue d’une affiche me frappa comme un coup de poing : Salvatore Puglia, exposition, Falsapartenza.

Pendant une semaine Philippe, qui ne me connaissait pas auparavant, m’aida à monter cette première exposition, à l’issue de laquelle je pris le courage de quitter mon travail et mon pays pour aller voir si j’étais aussi “autre chose”.

Rodolphe et Philippe sont, avec les amis qui m’accueillirent à mon arrivée à Paris, les responsables de ma présence à Arles, comme artiste, en 2015. Tout ce que vous verrez dans cet Inventaire, c’est de leur faute.

Le jardin des monstres (2014)

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Le jardin des monstres, texte de Laura Sérani, spécialiste de la photographie contemporaine.

L’attirance de Salvatore Puglia pour les arts visuels a très vite rejoint le territoire de ses études et sa fréquentation de l’Histoire en tant que chercheur pour aboutir à une recherche basée sur le recours à l’image documentaire comme support d’interventions artistiques. Son travail implique une recherche permanente de sources qui deviennent objet de lectures évolutives, dans un processus où démarches historique et artistique sont toujours structurellement liées.

En mélangeant époques, faits historiques, textes classiques, mythologie et sciences sociales, Puglia propose de nouvelles perceptions du passé et du présent. Les titres de ses travaux, Ritratto dell’artista da figliuol prodigo, Six leçons de drapé, Anabasis, L’art de la guerre, Les âmes du Purgatoire, Les préoccupations du père de famille,… donnent le ton de son oeuvre, originale, subtile et engagée.

Un pas en arrière :  fin des années 1970 en Italie, lentement ou précipitamment se dessinait l’avenir de notre génération, pendant que l’espoir de transformer le monde s’estompait et le choix des chemins personnels se définissait. Comme autant de matérialisation de désirs et d’intérêts différents, cohabitaient sur la table, piles de feuilles remplies à l’Olivetti Lettera 22, pinceaux et couleurs destinés aussi bien aux abstractions à la Miro’ que Salvatore dessinait sur des cartons longs et étroits, anticipation du format panoramique affectionné plus tard , qu’aux aquarelles insipides que d’autres peignaient, tout en découvrant Tina Modotti, synthèse d’art et de politique et en apprivoisant le premier Nikkormat qui a gardé la mémoire de ces moments.

En 1980, fini l’été romain et les traversées de la ville en Lambretta, Salvatore Puglia a commencé à alterner les voyages à travers l’Europe et les séjours de plus en plus longs à Paris. Les premières années parisiennes, vécues dans une atmosphère post-bohème et denses de rencontres rue de Condé, seront celles du virage définitif vers un parcours totalement dédié à la pratique artistique, sans hésitations ni concessions, mais où l’Histoire devait rester toujours présente, dans une symbiose qui caractérisera tous ses travaux jusqu’à aujourd’hui.

Depuis 1986 Salvatore Puglia se consacre aux arts visuels et vit actuellement dans le sud de la France où la lumière rappelle celle de Rome où il a vécu jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans.

Il y a quelque temps Puglia écrivait à propos de sa démarche:

“Après avoir pratiqué pendant quelques années le montage de documents écrits et visuels, j’ai été naturellement amené à la tentative de cerner une “photographie de l’Histoire. Me limitant à considérer la photographie dans sa plus stricte fonction reproductrice, je l’utilise comme pièce à conviction, dans des ensembles à la structure sérielle, qui ne prétendent pas reconstruire un sens mais qui tentent de questionner notre manière de regarder le passé. Les images que je montre sont le plus souvent mutilées, réduites à des fragments qui ne permettent pas d’imaginer une unité qui les prolongerait; elles sont parfois brouillées par des couches superposées de documents graphiques ou iconographiques. Si la reproduction fonctionne comme un outil de conservation, cela va nécessairement de paire avec de la perte. L’image originaire étant de toute manière perdue, il reste les infinies possibilités de la recréer dans notre imaginaire.“

L’Histoire sociale ou familiale, les histoires d’inconnus ou des siens à travers les images des archives de la police et du docteur Charcot ou celles des albums de famille, ont commencé à habiter des surfaces mutantes en donnant corps parfois à des récits aux allures de labyrinthes où les seuls liens entre les images sont des indices autobiographiques.

Encres et laques, fils et aiguilles inventent et soulignent silhouettes et contours, perforent et imprègnent toile et papier-calque, s’étalent sur cire, plomb, céramique, verre et miroirs: autant de langages pour réécrire l’Histoire. Les recherches de Puglia s’expriment à travers des supports et outils différents en jouant la stratification, en allusion à celle de la mémoire et aux traces d’un passé toujours sous-jacent dans la représentation du présent. Les voyages et les influences sont permanents entre Histoire et Histoire de l’art mais aussi entre différentes pratiques, le dessin, le collage, l’incision, le moulage. La photographie au fil du temps est devenue déterminante et prédominante, que ce soit par la réappropriation d’images préexistantes ou la réalisation de nouvelles images, mais la photographie intéresse toujours Puglia en tant qu’élément documentaire, vecteur de mémoire, témoin de l’absence.

Sans limites dans l’exploration des champs cognitifs et des langages visuels et techniques, l’ensemble de l’œuvre de Puglia est aussi complexe et multiforme que cohérente et immédiatement reconnaissable. Des constructions savantes s’accompagnent souvent d’un trait incertain donnant vie à d’étranges contrastes entre la pensée élaborée qui préside au processus créatif et le recours à ce trait souvent volontairement maladroit. Ce trait incertain, avec lequel Puglia dessine et brode des figures indéfinies qui évoquent des ombres ou les marques laissées sur les murs et les tapisseries par des objets disparus, ou avec lequel, d’une écriture tremblante, il retranscrit textes classiques, épitaphes et sonnets, est une constante dans son œuvre. Les certitudes du travail de chercheur semblent se confronter à une légitimité que Puglia ne voudrait toujours pas reconnaître au geste. De ce fragile déséquilibre naissent des œuvres d’une poésie vibrante.

Tel un spéléologue de la mémoire collective ou privée, Puglia revisite, méticuleusement et à sa façon, lieux et épisodes toujours inattendus. De ses fouilles émergent des reconstitutions intrigantes qui ouvrent d’autres perspectives d’investigation de l’Histoire et de nouvelles visions.

L’exposition Le jardin des monstres réunit des travaux récents axés autour des relations entre Histoire et nature, paysage et intervention humaine, relations variables au cours du temps. Le mot jardin, synonyme d’espace et de nature apprivoisée, contraste avec celui de monstre, figure par excellence de l’incapacité humaine à contrôler la nature et ses créatures. Le décor est planté et en avançant on peut s’attendre à toutes sortes de rencontres. Objet des récentes explorations de Puglia, des régions aujourd’hui difficilement accessibles et peu peuplées, comme la Tuscia au nord de Rome, parsemées de sites archéologiques abandonnés où les ruines recouvertes, de la Préhistoire à nos jours, gardent les traces de leurs fonctions successives : tombes étrusques, refuges de guerre ou bergeries. A tour de rôle, la végétation ou l’intervention humaine ont eu raison de l’autre. En introduisant sur ces lieux des objets étrangers et anachroniques, en forme de langues ou de feuilles en latex, aux couleurs fluorescentes, Puglia opère une nouvelle stratification de lexiques qui, tout en renvoyant à l’Histoire de l’art, trouble le rapport au temps et la vision romantique du paysage.

Dans ces images, désignées par Puglia, “Land Paintings“, on retrouve ses préoccupations d’investigation historique et ses dispositifs créatifs habituels. Mais la surprise est permanente pour ce qui concerne les lieux re-visités et la juxtaposition des éléments glissés ou cousus dans les images. Des animaux sauvages apparaissent dans une campagne domestiquée ; des traces incongrues d’un passage humain récent investissent des sites à la végétation impénétrables ou des espaces aseptisés. Une langue enduite de pigment rouge fluorescent, rend tout son pouvoir à l’Ogre de Bomarzo, un des monstres de ce parc, extravagance de la Renaissance et repaire de dragons, sphinx et demeures penchées. A partir de l’introduction in situ d’un élément qui une fois photographié donne vie à une œuvre à part entière, Puglia produit ce qu’il appelle une archéologie inversée en ajoutant de nouvelles stratifications à celles existantes.

Liée au paysage, la question du rupestre, au centre des réflexions de Puglia depuis un certain temps, est posée de façon différente par chaque pièce présente dans l’exposition, permettant de constituer une sorte du traité illustré du “rupestre“, dont ses mots introduisent bien le concept :

“Si “rupestre” est l’intervention de l’homme sur la nature, qui devient ainsi “œuvre” (les peintures, les sanctuaires, les rochers sculptés, les pierres gravées), un artefact humain peut aussi devenir rupestre, une fois qu’il est abandonné et que la nature reprend ses droits. Certainement, là où nature et Histoire se rencontrent, on est dans le rupestre. Que ce soit l’évanescence de l’Histoire face au retour de la nature, ou la défaite de la nature face à l’avancée de l’Histoire.“

Les Justes du Gard (2014)

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Installation Les Justes dans le Gard, collège Révolution, Nîmes, mai 2014

Je ne m’étais jamais penché directement sur la question des Justes parmi les Nations, qui me paraît intéressante au plus haut degré. Elle pose, en effet, à travers une simple interrogation (“qu’aurions-nous fait, si l’on avait été à leur place?”), la question du choix subjectif et non seulement celle de la relation entre victime et bourreau ; la plupart des “justes” sans doute répondraient, si jamais on les interrogeait, qu’ils “n’avaient pas eu d’autre choix”, posant ainsi la question d’une “banalité du bien” qui défie toute considération quant au risque personnel, à l’idéologie, à la position sociale.
Pour réaliser ce projet je n’ai pas vu d’autre méthode que celle de transformer cette évidence en emblème, en symbole.
Dix visages choisis de Justes ont été peints sur un support transparent et résistant, en une technique proche du pochoir ; finalement, ces portraits de “héros mineurs” ne sont pas sans rappeler les images stylisées du Che Guevara que l’on peut voir un peu partout.
Ces dix bannières, fixées à des barres métalliques, ont été placées tout autour du collège, sur les grilles, de manière régulière. Elles donnent, par la quantité et l’alignement, un paradoxal aspect festif au bâtiment. En même temps, on ne peut pas ne pas s’interroger sur leur signification.
Des textes collés sur le mur d’enceinte donnent la réponse à ce questionnement.

 

CV succinct

1976-1977 : enseignement dans l’école primaire italienne.
1978 : maîtrise en histoire, avec une thèse sur la relation entre artistes et paysans dans  l’Italie du début du XXe siècle.
1978-1981 : secrétaire de rédaction de la revue Quaderni Storici
1980-1981 : apprentissage du dessin et de la gravure à la Calcografia nazionale, Rome.
1981 -1985 : recherches en histoire sociale et de l’art, auprès de la Fondation Basso et pour le compte du Commissariato agli Usi civici de la région Latium.
1985-2016 : libre activité d’artiste plasticien, chercheur, commissaire d’exposition. Maintes expositions, en Europe, aux Etats Unis, en Chine (voir la liste exhaustive : http://salvatorepuglia.info/bio-salvatore-puglia/).

S. Puglia est représenté par les galeries Sit down (Paris), Troisième oeil (Bordeaux) et s.t. (Rome).

Articles publiés en revue :

Quaderni storici (1999), Détail (1991), Linea d’ombra (1988), Revue de Littérature Générale (1996), Vacarme (1999, 2000, 2003, 2004), Mediamatic (2001), Issues in Contemporary Culture and Aesthetics (2000 et 2001), Any (1996), Ecrire l’histoire (2010).

Edition de livres:

Via dalle immagini / Leaving Pictures (Menabo, Salerne, 1999), sur le document historique comme source de travail artistique.

Organisation d’expositions :

Iconografie transitorie (Rome, 1999), sur l’art et le document.
Memoria e storia (Naples, 2001), sur la mémoire de la Shoah.
Promemoria (Taggia, 2005), sur la mémoire du tremblement de terre en Ligurie.

Installations dont le sujet est le patrimoine et/ou la mémoire historique :

Laralia, Dale i Sunnfjord, Norvège, 1999.
Project: Personal monuments, Overgaden, Copenhagen, 2000.
La storia, Albergo dei poveri, Naples, 2001.
Impalcatura, Teatro Festival, Parme, 2002.
Arredamento, Albergo dei poveri, Naples, 2002.
La preoccupazione del padre di famiglia, Malborghetto, 2004 et Purgatorio, Naples, 2011.
Glances across Europe, plusieurs lieux en Europe, 2002-2004.
Postcard 02-03, festival Esterni, Terni, 2006.

et sur la question du droit d’asile :

A Parachute, Maastricht (NL), 2000.

 

Rupestres (2012)

Depuis un certain temps je m’intéresse à la question rupestre. Je tente d’en définir le concept. Si “rupestre” est l’intervention de l’homme sur la nature, qui devient ainsi “oeuvre” (les peintures, les sanctuaires, les rochers sculptés, les pierres gravées), aussi un artefact humain peut devenir rupestre, une fois qu’il est abandonné et que la nature reprend ses droits.
Certainement, là ou nature est histoire se rencontrent, on est dans le rupestre. Que ça soit l’évanescence de l’histoire face au retour de la nature, ou la défaite de la nature face à l’avancée de l’histoire.

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As an example of a site-specific installation, see:

Laralia, Norway 1999

Asylum. Morale d’une installation muséographique (2010)

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Pendant la Deuxième Guerre mondiale, Naples n’eut à souffrir de l’occupation nazie que pendant vingt jours, avant que la révolte populaire et l’avancée des Alliés ne poussent les troupes allemandes à quitter la ville. Il n’y eut pas le temps matériel pour organiser une persécution systématique de la population juive et « seulement » quatorze juifs napolitains, capturés dans d’autres régions d’Italie, furent assassinés dans le cadre du projet d’extermination raciale. S’occuper de la Shoah à Naples veut dire, par conséquent, faire appel à une conscience « universelle » plutôt qu’à une expérience historique partagée et reconnue.

Compte tenu de cette introduction, et de la situation particulière où je fus appelé à intervenir, mon récit vaut plus comme une expérience à raconter que comme un exemplum d’installation historiographique et muséographique.

L’expérience dont il est question eut lieu en janvier 2001 à l’Albergo dei Poveri (l’Hôtel des Pauvres) de Naples, un imposant bâtiment édifié à partir du milieu du xviiie siècle par le roi Charles III de Bourbon, sur un projet de Ferdinando Fuga et suivant le modèle d’institutions similaires, devenues courantes à l’âge baroque. Il s’agit d’une construction inachevée : trois des cinq ailes prévues furent effectivement dressées, et seuls des manchons de murs à ciel ouvert témoignent de l’église cruciforme prévue dans la cour centrale. Malgré l’interruption des travaux – trop coûteux et trop longs pour le royaume de Naples–, le « palais Fuga » reste l’un des plus grands édifices d’Europe et sa façade est d’une largeur exceptionnelle.

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Expression extrême d’une utopie autoritaire, le bâtiment aurait dû, selon le projet initial, accueillir jusqu’à huit mille personnes (tous les invalides, les mendiants, les jeunes délinquants, les orphelins, les prostituées et les zitelle du royaume), tant pour les soustraire à la vue publique que pour les transformer en main-d’œuvre à coût réduit. Il parvint néanmoins à héberger jusqu’à quatre mille marginaux à la fois, présentant ainsi les traits d’une ville dans la ville, avec son administration, ses cuisines, ses buanderies, ses manufactures et son cimetière annexe, le cimetière des « 365 fosses » où, chaque jour de l’année, l’on ouvrait une pierre tombale numérotée qui recouvrait une large fosse commune.

Au xxe siècle, le bâtiment fut progressivement vidé, mais en 1980, au moment du tremblement de terre qui fit deux mille victimes en Italie méridionale, y fonctionnaient encore le tribunal des mineurs, quelques bureaux et une maison de retraite, dans les décombres de laquelle on trouva les corps de onze personnes. À partir de cet épisode, l’Albergo dei Poveri fut presque entièrement abandonné et livré de fait au saccage et à toutes sortes d’activités, licites et illicites. Aussi l’aspect du palais, encore aujourd’hui et malgré la rénovation totale de sa façade, est-il celui d’une magnifique et labyrinthique ruine.

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Tel est le site où il fut prévu d’organiser un événement en commémoration de l’Holocauste, dans un contexte historique et politique particulier.
En janvier 2000, en effet, quarante-cinq nations avaient envoyé leurs représentants à Stockholm pour une conférence où l’on décida de commémorer tous les 27 janvier l’extermination des juifs européens (1). Dans la foulée, le parlement italien approuva en juillet de la même année une loi (no 211) qui consacre la Journée de la Mémoire comme événement institutionnel. Ces moments de reconnaissance et d’institutionnalisation se situent dans ce qui est, selon Nicole Lapierre (2), le quatrième temps de l’après-génocide, celui de l’internationalisation de la mémoire de la Shoah.
Or, les locaux de l’ancien « Hôtel des Pauvres » abritaient une association de sport, le Kodokan, active depuis trente ans déjà et très engagée dans la réinsertion sociale des jeunes du quartier. Ses animateurs eurent connaissance de cette loi et associèrent immédiatement le lieu de leur engagement à la commémoration prévue : l’Albergo ayant été pendant plus de deux siècles un lieu de réclusion et le témoin d’une souffrance dont les traces étaient encore visibles sur ses murs ébréchés et dans toute sa structure délabrée, il s’agissait d’un site « idéal » pour une telle circonstance.
« Trop idéal », pensais-je tandis que, contacté par un ami qui avait fait fonction d’agent dans la recherche d’un artiste, je visitais le palais. Je me demandais en quoi un artiste était nécessaire pour animer une « journée de la mémoire ». Peut-être était-ce parce que, face à un événement perçu comme inexplicable et en prise avec l’émotionnel, on a tendance à faire appel au fait inexplicable et émotionnel qu’est la création artistique ?
Rapprocher un lieu singulier ayant sa propre histoire et un temps de la mémoire dont la logique est différente peut donner, si l’on ne quitte pas le domaine de l’empathie, un événement hautement kitsch. Car qu’est-ce que le kitsch sinon une représentation qui, partant de l’émotion et du bon sentiment, reste liée et subordonnée à son propre sujet, sans jamais atteindre une forme autonome et libérée ? Et l’Hôtel des Pauvres n’était-il pas, dans sa magnifique et oppressante décadence, le lieu « idéal » pour une énième « kitschification » de l’extermination des juifs ?
La difficulté, pour concevoir une telle commémoration dans un tel lieu, résidait justement dans le fait que certaines analogies formelles (bien que dans une incomparabilité fondamentale des deux faits) étaient reconnaissables : l’attitude hygiéniste et paranoïaque à l’égard des identités minoritaires et marginales, une certaine « manufacturation » dans leur traitement, la pratique de la ségrégation et de l’exclusion. Il fallait éviter précisément l’amalgame des différentes persécutions et souffrances. Il fallait échapper aussi bien à la litanie commémorative qu’à la bonne volonté démonstrative.

J’avoue que j’étais peut-être plus intéressé par le lieu que par le thème de mon intervention. C’était une période où je m’occupais de sujets comme le refuge, le repaire, l’accueil, et j’avais monté six mois auparavant, aux Pays-Bas, un « parachute habitable » qui avait été la démonstration de l’impossibilité d’une hospitalité inconditionnée : je me posais la question d’un refuge qui ne soit pas, en même temps, une prison. Par ailleurs, en répondant à cet appel napolitain, je ne comptais pas « faire de l’art sur » un fait historique aussi définitif. Un tel fait devait – à mon sens – être laissé à son historicité et à l’interrogation qu’il posait sur l’histoire-même ; il n’avait pas à être traité comme un « sujet artistique ».
Toutefois, une « mise en forme » était nécessaire, qu’on l’appelle « direction artistique », « design », « installation ». Il s’agissait de donner un cadre stricto sensu à la re-présentation de la catastrophe. Comme l’on sait, le cadre est l’élément intermédiaire qui met en relation le tableau et l’espace dans lequel il est placé.

J’arrivai à Naples avec dans mes poches deux ou trois références. D’abord un article de Gianni Vattimo, « L’impossible oubli » (3). À partir du texte de Nietzsche sur « l’utilité et l’inconvénient de l’histoire », Vattimo suggère comment, en un temps comme celui-ci, qui connaît une véritable « fièvre historique », un tel excès devrait être non seulement reconnu mais extrémisé, plutôt que de se réfugier dans l’oubli grâce à la religion ou à un art vu comme œuvre « unique, instantanée, classique ». L’idée d’une création oublieuse, débitrice d’une esthétique de l’utopie, n’est plus présentable, désormais.
Le deuxième texte que j’apportais était un article récent de Régine Robin, « La mémoire saturée » (4). Robin est une chercheuse qui a travaillé de manière extensive sur la relation entre mémoire et invention : dans l’article mentionné, par exemple, elle remarque comment, à la libération des camps, certaines images photographiques étaient mises en scène. Sa position, à l’égard de la représentation de la Shoah, est qu’il faudrait établir des espaces de méditation et de réflexion plutôt que de tenter de recréer l’expérience traumatique. Ce qui bloque la transmission, dans les institutions officielles de la mémoire comme le Washington Holocaust Memorial Museum, c’est « l’excès d’images et d’explications ». Il faudrait, au contraire, ouvrir un troisième espace, un espace « spectral », qui pourrait introduire aussi bien à l’acceptation de l’héritage qu’à sa transmission (5).
Enfin, j’avais aussi emporté le texte qui contenait les mots les plus célèbres et les moins bien cités à propos de la possibilité d’un art de l’après-Holocauste : « Nach Auschwitz ein Gedicht zu schreiben ist barbarisch », « écrire un poème après Auschwitz est un acte de barbarie », disait en 1949 Theodor Wiesengrund Adorno, dans Kulturkritik und Gesellschaft (6). « À travers le principe esthétique de la stylisation […] un destin inimaginable réapparaît comme s’il avait du sens et, avec le refoulement d’une partie de l’horreur, il est transfiguré » (7), réaffirmait-il dans une émission radiophonique en 1962. Je ne m’attarderai pas sur le débat autour de ces quelques lignes (8), mais je voudrais rappeler la révision que le philosophe allemand lui-même en fit. Voici ce qu’il affirme dans l’un de ses derniers écrits :
La douleur incessante a aussi bien le droit de s’exprimer que le martyrisé de hurler. Il est peut-être faux, par conséquent, d’avoir dit qu’après Auschwitz on ne peut plus écrire de poème. Mais elle n’est pas fausse la question, moins culturelle, de savoir si après Auschwitz on peut encore vivre… (9)
Et, plus avant dans le même texte :
Après Auschwitz il n’y a pas de parole qui vienne du haut, même pas une parole théologique, qui ait un droit, à moins qu’elle ne subisse une transformation. (10)

En dessinant les lignes de l’installation napolitaine du 27 janvier 2001, j’envisageais de m’engouffrer dans le soupirail ouvert par ce simple adjectif, unverwandelt, que je viens de paraphraser de manière si prolixe. Y aurait-il eu l’espace pour une mémoire performative ?

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En arrivant à l’Albergo dei Poveri, je compris combien « l’appel » auquel j’avais répondu était né d’un malentendu linguistique, d’une traduction erronée. Il était évident qu’à Naples on disait « artiste » à l’ancienne, en désignant par là une personne de la scène, un homme de spectacle. Plusieurs discussions et maintes controverses surgirent à cause de ce malentendu. Je ne le regrette pas finalement, car j’ai compris que, si l’on veut rassembler et créer une sensibilité, il faut renoncer à une bonne partie de ses propres exigences esthétiques ou idéologiques. Il y eut un côté « événementiel » de la Journée, mais il fut limité à l’inauguration de l’exposition, et il n’y n’eut pas, comme on me l’avait proposé au début, des bandes de jeunes du quartier qui, habillés de rayures, bloquaient en gémissant la circulation sur la Piazza Carlo III, dans une performance imaginative, certes, mais qui aurait exprimé toute cette approche mimétique que je voulais éviter. On choisit de ne rien monter qui puisse favoriser une attitude de compassion ou de commotion, précisément parce qu’une telle attitude amène à se solidariser à chaque fois avec la dernière victime, en oubliant la spécificité du fait historique (d’ailleurs, les récents événements en Israël et en Palestine (11) mirent en danger la réalisation même de la Journée sur la Shoah).
On décida, pour la soirée inaugurale, de laisser le site dans l’état où nous l’avions trouvé mais de lui donner, pour quelques heures, une vie différente : en diffusant des voix enregistrées dans la rue, en montrant des tableaux vivants qui, au lieu d’insister sur la commémoration ou de chercher une vraisemblance, pourraient plutôt produire un manquement de sens, un dépaysement du visiteur. Celui-ci se trouvant alors face à une conscience de l’absence, à une reconnaissance de la perte, au sentiment de la fragilité des traces. Mais, en cherchant une approche allégorique, il fallait aussi éviter l’absolue prise de distance à laquelle peut mener l’allégorie : il fallait que l’on sente une poïésis, un travail en cours. Je m’autorisai une seule intervention personnelle : un parachute de secours en soie blanche, suspendu au plafond de l’un des très hauts couloirs de l’Hôtel des Pauvres, à moitié entortillé, qui ne pouvait plus sauver personne. Au bout de l’une des ficelles, effleurant le sol, une petite photographie datant des années trente, dénichée dans un marché aux puces de Berlin, sur laquelle posaient deux jeunes femmes inconnues.

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L’exposition permanente fut montée dans un contexte moins bruyant. Il n’y eut pas de décoration, ni de peinture des murs, ni de panneaux explicatifs. Pour ce qui était des accessoires, on utilisa ce qu’on avait trouvé sur le lieu même, les restes de ses fonctions successives. Avec les jeunes qui nous aidaient dans le montage on pénétra dans les parties condamnées de l’Albergo. En marchant sur des tapis de papiers d’archives étalés au sol on découvrit et on s’empara de ce que les maraudeurs avaient laissé de côté : des tableaux noirs, des sièges de cinéma, des bancs d’école, des étagères. On ramena ce mobilier dans les espaces de l’exposition et on y installa le matériel documentaire recueilli jusqu’alors. On nettoya sommairement les salles et on y plaça les ordinateurs, les imprimantes, les projecteurs vidéo. Les locaux restèrent comme on les avait trouvés, nus, transparents vers l’histoire.
En fin de compte on installa une collection : on avait assemblé et rendu accessibles des photocopies de documents et quelques dizaines de livres, une bonne quantité de films en VHS, les originaux des lois raciales italiennes. On avait imprimé trois brochures en distribution libre : une « sitographie » Internet, une bibliographie, un répertoire filmographique. Le résultat fut que plusieurs visiteurs furent déçus ou offensés par « l’exposition », parce qu’il n’y avait « rien à voir », tandis que d’autres, quelques autres, revinrent jour après jour pour utiliser les outils mentionnés (12).
Nous pensions que, au lieu de proposer encore une fois la berceuse consolatrice du devoir de mémoire, on devait donner une structure pour le travail d’anamnèse. Le principe de « l’exposition » permanente était un principe de relation : il n’y avait rien à voir, si les gens ne voulaient pas voir. Il y avait à utiliser le lieu et ses accessoires : on pouvait prendre un livre et le photocopier, prendre une cassette vidéo et la visionner, s’asseoir devant un ordinateur pour visiter via Internet les sites consacrés à la Shoah. On offrait des instruments de recherche et d’éducation à la place de l’adhésion émotionnelle. Le sujet de la Journée n’était pas tant le génocide des juifs en tant que tel que sa représentation en littérature, musique, cinéma, théâtre, arts plastiques, dans toutes ses différentes formes. On posait la question de la représentabilité sans proposer de solutions, mais en mettant à la disposition du visiteur tout le matériel qui avait été produit en Italie entre 1945 et 2000. Nous avions confiance dans le fait que le cadre même de « l’exposition », si transparent, pourrait être pris comme une invitation à l’interprétation. Au lieu de crier au scandale de l’histoire, il s’agissait de rendre compte de tous les dépôts, les stratifications, les résidus et les travaux que l’histoire nous avait laissés.
Le but de cette expérience napolitaine n’était pas de « préserver » la mémoire – je continue de penser que toute entreprise de préservation, dans son rapport nécessaire à la contrefaçon, est l’un des territoires du kitsch, et je considère toujours le kitsch comme une forme de mauvais art. Notre objectif n’était pas d’indiquer des modèles éthiques – disons, d’ériger un monument –, ni d’exhiber des preuves et des démonstrations – par exemple construire un musée. Ce qui avait été recueilli et placé dans les espaces de l’Albergo dei Poveri était un ensemble de documents choisis de la représentation, de produits visuels ou écrits qui avaient à voir avec le sujet spécifique de la Shoah en Italie. Au cours de ce processus de recherche et de mise à disposition, dans un cadre particulier, qui dura six mois et qui occupa une dizaine de jeunes personnes, les objets devenaient les instruments d’une potentielle transformation intellectuelle.
Ce qui était présenté, en fin de compte, c’était une « collection installée », un montage ou une mécanique de documents ; c’était une projection de l’histoire.

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NOTES :

1 C’était le Stockholm International Forum on the Holocaust. A Conference on Education, Remembrance and Research. Les actes du colloque sont consultables sur le site <www.humanrights.gov.se>.

2 Voir « Déplacés, déplacer », entretien avec Nicole Lapierre, Vacarme, no 47, 2009, p. 4‑12.

3 Gianni Vattimo, « L’impossible oubli », dans Usages de l’oubli, contributions au colloque de Royaumont (1987), Le Seuil, 1988.

4 Régine Robin, « La mémoire saturée », L’Inactuel, septembre 1998 ; repris dans le livre du même titre, Stock, 2003.

5 Je n’eus connaissance que trop tard d’une contribution qui m’aurait évité bien des problèmes de conscience, puisqu’elle balaye quantité de lieux communs sur la question : « La représentation interdite », de Jean-Luc Nancy, écrite en 1999 et publiée dans Genre humain, no 36, Jean-Luc Nancy (dir.), L’art et la mémoire des camps : Représenter exterminer. Rencontres à la maison d’Izieu, 2001, p. 13-39. Par contre, je pus assister en décembre 2000, au cours d’un colloque parisien (les actes ont été publiés depuis : Joseph Cohen, Raphael Zagury-Orly (dir.), Judéités, questions pour Jacques Derrida, Galilée, 2003), à une controverse entre Jacques Derrida et Claude Lanzmann où le premier faisait tabula rasa de l’idée d’incomparabilité de la Shoah.

6 Prismes. Critique de la culture et société (1955), Payot, 1986, p. 23.

7 « Engagement », dans Noten zur Literatur III, Francfort-sur-le-Main, 1965.

8 Mais je renvoie à John Felstiner, « Translating Paul Celan’s “Todesfuge” : Rhythm and Repetition as Metaphor », dans Saul Friedländer (éd.), Probing the Limits of Representation. Nazism and the « Final Solution », Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1992, p. 240‑258.

9 Dialectique négative, Payot, 2001, p. 348.

10 « Kein vom Hohen getöntes Wort, auch kein theologisches, hat unverwandelt nach Auschwitz ein Recht », Negative Dialektik (1966), dans Gesammelte Schriften, Francfort-sur-le-Main, 1990, vol. 6, p. 360 (p. 353 de l’édition en français). L’italique comme la traduction viennent de moi.

11 La célèbre promenade d’Ariel Sharon sur l’esplanade des Mosquées, avec le regain du conflit qui s’ensuivit.

12 L’un des buts de cet événement, entièrement financé par la municipalité de Naples à hauteur d’environ 90 000 euros, était de créer les conditions pour un centre de documentation permanent.

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Ce texte est paru dans le numéro 5 de la revue Ecrire l’histoire. On pourra y trouver les notes qui manquent ici.

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Travaux 2010

Antiquarium, replay, 1997-2010
Des photographies d’un lieu qui n’existe plus, l’Antiquarium du mont Celio, à Rome, où étaient entassés en plein air, comme dans une casse de voitures, jusqu’à il y a peu, tous les débris des sculptures antiques qui n’avaient pas trouvé place, ni dans les galeries des musées, ni dans leurs réserves. Des coulures de résine à bâteau, mélangée avec un pigment fluorescent, signes anachroniques d’un temps fragmenté.

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Reprints, 1997-2010
Comme les vampires, le latex naturel craint la lumière du jour. Les rayons ultra-violets le dessèchent, l’assombrissent, le rendent poisseux et finalement le font tomber en lambeaux. Ce matériau organique est tellement photosensible qu’il est le dernier à pouvoir être utilisé pour la reproduction des images photographiques.
C’est donc par un procédé de redondance qu’on y imprime les témoignages de son propre effort de conservation. En particulier, cette série présente à chaque fois deux images superposées : d’un côté, des détails d’un site industriel dans lequel j’ai pénétré avant sa destruction ; de l’autre, des restes de fouilles archéologiques, pas assez nobles pour trouver place dans un musée.
L’exercice d’imitation : le Piranèse des Carceri d’invenzione.

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Ex voto Remix, 2009-2010
Des images d’Ex-voto étrusques, prises de catalogues et de cartes postales. Ces spécimens : reliquats d’ennuis de santé et de peines de cœur, extraits de leur contexte tombal, présentés dans les musées, posés sur des moquettes colorées, répertoriés par catégories. Ici repris, reproduits sur verre, superposés à des peintures de SP, “à la chinoise”, sans souci d’analogie. Redeviendrons-nous des jouets?

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Phantombilder, 2010
Après avoir achevé un travail sur les images d’identification du siècle passé (1920-1970) je me suis lancé dans la recherche de nouveaux sujets liés à la question de la pose et du portrait. Les identifications policières que j’avais retravaillées étaient des portraits de personnes qui auraient préféré ne pas être prises en photo. Mais qu’ils l’aient voulu ou pas, c’était des sujets en chair et en os, qui exprimaient quelque chose de plus que ce pour quoi ils étaient photographiés, et que je cherchais à retrouver.
Les portraits robots actuels de la police allemande – facilement accessible sur Internet – sont des montages photographiques très sophistiqués mais, en même temps, ne sont pas des photographies.
Ils ne reproduisent aucun sujet réel : ils reproduisent un état de la mémoire. On dirait que la Unheimlichkeit de l’image photographique est ici doublée. Malgré la vraisemblance technique, il manque à ces personnages une étincelle de vie. Il manque l’imperfection, l’asymétrie propre à chaque visage humain. Ces personnages ressemblant à des cadavres aux yeux ouverts : ils sont des cadavres deux fois . Qu’est-ce que pourrai réussir à leur faire dire?

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Notice 2009

1. Lingua franca (mixed media, 1997-2009).

Les archives du Tribunal pour les mineurs de Naples, après le tremblement de terre de 1980 et vingt ans de saccage. L’Antiquarium de Rome, où étaient entassés en plein air les débris des sculptures classiques qui n’avaient pas trouvé de place dans les musées. Le sonnet n. XXIV des Rime de Pétrarque (“E contra gli occhi miei s’è fatta scoglio”).

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2. Positivism (mixed media,1990 2009).

Une méthode nouvelle pour soigner l’ataxie locomotrice, un échantillonage de visages humains, beaucoup de foi dans les vertus de la classification et du jugement.

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3. L’Illustrazione Italiana (mixed media, 2009).

Des photographies des années 30, appartenant à une documentation sur l’Afrique coloniale. Le travail sur ces images pose la question de la peau, comme la question de l’ambivalence de notre propre regard. Il n’y a pas de manifeste : seulement, le regard posé sur ces sujets n’a pas les caractéristiques du premier qui a été posé sur eux.

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4. La Buoncostume 01-04 (mixed media, 2009).

Début 2008, La Questura (Commissariat central) de Rome, au lieu de les  léguer aux archives nationales, s’était débarrassée de 8000 photographies d’identification (“non utiles à des fins d’investigation”) qui furent retrouvées par un chiffonnier dans deux grands sacs poubelles et vendues à une galerie-librairie antiquaire, Il Museo del Louvre, qui en organisa l’exposition et en informa malencontreusement la presse. Le jour même du vernissage, avant l’ouverture de la galerie, les Carabinieri, alertés par la surintendance au patrimoine, firent une descente et séquestrèrent les photos et le catalogue.
Les six images que j’ai choisies et retravaillées figuraient sur un exemplaire du catalogue qui a été dérobé au moment de la perquisition. Elles viennent vraisemblablement des archives de la Police des Moeurs et doivent dater de la fin des années 60. On ne connaît pas l’identité de ces sujets, et après mon traitement on aura du mal à les reconnaître.

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5. Leçons d’anthropométrie (mixed media, 2009).

Ces leçons viennent des archives départementales du Gard. Comme on sait, chaque nomade ou ambulant ou forain, isolé ou membre d’une famille, devait porter sur soi un carnet anthropométrique qui était tamponné à chaque entrée ou sortie d’une commune française. Ce carnet a été utilisé entre 1912 et 1969 : il contenait, outre les données écrites, les portraits de face et de profil de l’intéressé, ainsi que les empreintes de ses dix doigts. J’ai reproduit six photographies des années 20, d’individus d’une même famille, dont je ne connais pas le nom, sur des verres que j’ai superposés aux articles du règlement concernant ces carnets, transcrits au feutre noir sur du carton d’emballage. J’y ai superposé des formes en rouge fluo et en blanc. Cela peut faire penser au design de cette époque-là, que ça soit du constructivisme ou du Bauhaus ou…

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6. Colpi proibiti (mixed media, 2009).

Mon travail photographique est une archéologie négative. L’archéologue s’affaire à mettre au jour les restes du passé, en épluchant strate après strate le temps qui les a recouverts. Ma méthode en est l’opposé : je superpose des strates de matériaux linguistiques différents sur l’image choisie, jusqu’à la brouiller. Ces strates n’ont aucune relation analogique entre elles et se soustraient, ainsi, à toute recherche de sens. Je laisse juste la place à une allusion.
Ici, aux photographies en couleur de la plus importante collection lapidaire romaine en France, j’ai superposé des images transparentes tirées du volume XXVIII (publié en 1935) de l’Enciclopedia italiana, illustrant l’article « Pugilato » (boxe) et montrant les coups de défense, ainsi que ceux qui sont défendus (qui sont aussi répertoriés, cela va de soi, pour qu’on puisse les sanctionner).

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S.P. mai 2009

Une photographie de l’histoire (2009)

Depuis une vingtaine d’années, je mène un travail d’artiste dont le sujet est notre héritage historique. Je m’efforce d’élaborer une iconographie qui prolonge et désoriente le regard que nous portons sur “nos” portraits de famille. Pour ce faire, j’ai rassemblé des actes d’archives, des diagrammes scientifiques, des écritures administratives, ainsi que des clichés signalétiques d’identification judiciaire et des planches d’ouvrages d’anthropologiques. Ce matériau m’a servi à élaborer des nouvelles images.
Après avoir pratiqué pendant quelques années le collage de documents écrits et utilisé des documents originaux mélangés à la peinture, j’ai été naturellement amené à la tentative de cerner une “photographie de l’histoire”.
Me limitant à considérer la photographie dans sa plus stricte fonction reproductrice, je l’ai utilisé comme pièce à conviction fragmentaire, dans de grands ensembles à la structure équarrie, qui ne prétendaient pas reconstruire un sens mais qui prétendaient questionner notre manière de regarder le passé. Les images que je montrais étaient le plus souvent mutilées, réduites à des fragments qui ne permettaient pas d’imaginer une unité qui les prolongerait; elles étaient parfois rendues illisibles par des couches superposées de documents graphiques ou iconographiques.
Les radiographies découpées, que j’utilisais comme des écrans ou des filtres, formaient sur ces images un jeu d’ombre et de lumière, de transparence et d’opacité. La radiographie, à la fois reproduction abstraite et négatif de ce qui est caché à l’intérieur du corps, est une forme d’écriture du corps lui même, une écriture qu’il faut déchiffrer et interpréter. La transparence du corps radiographié ouvrait une réflexion sur l’impossible perméabilité de l’image photographique. Comment percer et déstabiliser ses formes si saturées et si définitives?
J’ai donc reproduit “nos” photographies sur des supports transparents, de simples feuilles d’acétate Je les ai superposées à d’autres photographies – qui “n’ont rien à voir” – ou à des anciens travaux personnels, découpés et repeints. J’ai agrandi des détails jusqu’à les rendre abstraits. J’ai caché ces images sous des grilles métalliques, qui renvoyaient à des signes pré-grammaticaux. Je les ai montées entre deux verres, dans des structures qui les écartaient du mur et qui permettaient à une quelconque source de lumière de les transformer en ombres. Ces ombres étaient déformées ou déformables, suivant l’inclinaison de la lumière et la rotation du cadre.
Avec l’ombre, je retrouvais le premier stade de la reproduction. Avec l’utilisation de supports de production industrielle et typiques de notre époque, comme les rhodoïds, les films transparents, les gélatines, les couleurs fluorescentes, je voulais ôter sa solennité, son aura, à l’icône originaire, pour ne présenter que des simulacres.
De plus, ces matériaux permettent de “sublimer” un sujet trivial, ou de banaliser un sujet prétentieux. Pourrait-on trouver, par là, une manière de contourner la question qui tracasse tout artiste visuel: la défaillance du sujet?
Si la reproduction fonctionne comme un outil de conservation, cela va nécessairement de paire avec de la perte. L’image originaire étant de toute manière perdue, il reste les infinies possibilités de la recréer dans notre imaginaire.

Communication IRWIP (2005)

Communication: “Le test pseudo-isochromatique d’Ishihara et sa variante Puglia”

1.
En 1917, le professeur Shibaru Ishihara (1879-1963), médecin militaire et futur doyen de l’Université Impériale de Tokyo, qui avait été l’élève de Stock à Jena, d’Axenfeld à Fribourg-sur-Breisgau et de von Hess à Munich avant d’être contraint de regagner sa patrie suite au déclenchement de la Première Guerre Mondiale, mit au point un système de détection du daltonisme (1) qui est encore pratiqué aujourd’hui, et dont se souviennent tous ceux qui ont fait leurs trois jours en vue du service militaire.
Il s’agit de disques colorés avec des encres différentes (jusqu’à neuf), constitués de points de dimension et de tonalité variables, ce qui rend indistinct, si ce n’est pour le type de couleurs, un signe déterminé qui se cacherait au milieu de cet ensemble. Par exemple, un daltonien deutan distinguera difficilement un signe rouge sur un fond à dominante verte.
Le test dénommé “pseudo-isochromatique” d’Ishihara – dont la version complète est constituée de 38 tables – est particulièrement performant (à 98%) dans l’individuation des dyschromatopsies héréditaires de type protan et deutan.
Les tables de 1 à 25 présentent des nombres arabes. Les nombres sont les signes dont la lecture est commune aussi bien aux occidentaux qu’aux orientaux, et c’est la raison pour laquelle – vraisemblablement – ils ont été employés dans la version internationale du test: ni les lettres de l’alphabet latin, ni les pictogrammes chinois, ni les hiéroglyphes égyptiens n’auraient – en effet – été lisibles par tous.
Les tables qui vont de 26 à 38 sont conçues pour les illettrés et les enfants: y sont tracés des parcours sinueux, que le sujet examiné doit suivre avec la pointe d’un crayon ou de son propre doigt.

2.
La série de travaux que je propose ici, modestement, représente une variante culturelle du test d’Ishihara. Elle est applicable aussi bien aux illettrés qu’aux personnes alphabétisées de toute race ou couleur : il faut seulement que l’examinateur et l’examiné se mettent d’accord sur le nom à donner aux choses.

Pour mettre au point mon humble proposition, j’ai adapté un test pour les enfants malvoyants, qui est utilisé de nos jours dans les services ophtalmologiques des hôpitaux français: il s’agit du test optométrique de R. Rossano et J-B. Weiss-Inserm, qui prévoit l’identification de quelques icônes familières de notre enfance: voiture, landau, chien, poule, fleur, et ainsi de suite. (2)
Et ce n’est pas sans un soupçon de fierté que je propose l’adoption de mon test pour les déficiences chromatiques. En tant que peintre et – bien entendu – spécialiste de la perception, de la vision et – par conséquent – de la couleur, je ne pouvais pas ne pas m’adresser avec empathie à ce 8% de la population qui ne perçoit pas comme il se doit toute la palette du monde qui nous entoure, et je suis confiant dans le fait que cette simple synthèse Ishihara-Rossano-Weiss-Inserm-Puglia l’aidera à mieux se rendre compte de ce qu’il est en train de perdre.

(1). La “cécité aux couleurs “, dont l’origine est génétique et qui est deux fois plus présente chez les hommes que chez les femmes, doit son nom au chimiste anglais John Dalton (1766-1844), qui publia en 1794 la première contribution scientifique sur ce sujet. “Extraordinary facts relating to the vision of colours”.

(2).  Si la dimension des icônes est constante (environ 10 cm de hauteur pour une table de 15×29 cm), la précaution de les peindre sur un écran en plexiglas transparent et détaché du mur permet de les éclairer de manière appropriée, en produisant une multiplication de points lumineux qui augmente ad libitum le coefficient de difficulté de l’examen.

Six leçons de drapé (2003)

Entre Uranie et Madeleine

De tous les sujets de l’enseignement artistique, la draperie est peut être l’exercice didactique par excellence. Il s’agit – en reprenant et en reproduisant les plis d’un beau tissu façonné avec adresse et goût – d’en retrouver le volume et la consistance, ainsi que de saisir la lumière qui s’y  pose.

Si l’on reste dans le cadre du dessin, qui est le thème de ce bref essai, on peut dire que, si la reproduction du corps humain est une question de proportions et de mesures, « rendre » le drapé est autant un fait d’ombre et de lumière que de gravité et de chute.

Parmi les dessins anciens de la collection Del Borgo, j’ai choisi deux pièces qui, bien qu’étant de bonne qualité, ne sont pas simplement des morceaux de bravoure, mais expriment des préoccupations typiques de leur temps. Je les ai choisies aussi en fonction de la posture de leurs sujets: il s’agit d’emblèmes très subjectifs, celui de la tension vers la lumière pour l’un et de l’attraction vers l’ombre pour l’autre.

Voici une femme qui tient sur son ventre une sphère et regarde vers le haut, dans une attitude, semble-t-il, d’attente et de demande. Attend-elle un ordre, un conseil, une illumination ? Ne sait-elle que faire de ce globe qui, en y regardant mieux, s’avère être la Terre elle-même ? Et sa main droite qui, au lieu d’aider à maintenir le ballon terrestre, pend  inanimée le long des plis du vêtement, ne devait-elle pas, à l’origine, tenir un instrument de mesure ou de jugement ? Mais il n’y a pas trace d’instruments avec lesquels mesurer ou compter et le monde, sur ses genoux, n’est qu’un poids dont elle ne sait que faire, attendant qu’une lumière lui vienne de là-haut. Les plis de sa robe ont l’air de tenir tout seuls, à peine retenus par une ceinture qui – je lis dans un catalogue – l’identifie comme représentation d’Uranie, muse de l’astronomie.

L’autre femme, tracée à la sanguine, tient elle aussi quelque chose de sphérique sur ses genoux. On dirait presque qu’elle vient à peine de mettre au monde) cet objet  qui se révèle être un crâne humain. La jeune femme contemple cette tête d’un air absorbé et songeur. Ses cheveux sont dénoués et ébouriffés; c’est le signe du deuil et de l’expiation que les femmes du sud de l’Italie affichaient encore il y a une dizaine d’années, à la mort d’un être cher. Sans aucun doute, il s’agit là d’une Madeleine pénitente. Et dans cette version-ci, elle scrute le globe osseux comme si c’était un miroir; c’est l’image synthétique d’une Vanité à peine voilée de rhétorique religieuse. Et si sa tête est penchée, si son regard est tourné vers le bas, c’est qu’il y a un poids qui la tire vers l’obscurité. La pesanteur du drapé a l’air d’accompagner cette chute immobile.

L’art de ces deux peintres baroques de qualité, auteurs d’Uranie et de Madeleine, m’incite, moi qui ne suis ni bon peintre ni dessinateur, à occuper une position analogue à la leur, à me placer face à un modèle drapé d’un tissu dont on ne sait que faire et à voir ce que ma main, chargée de tous les évènements de l’histoire et du monde, peut tirer de toutes ces incommunicables tensions et attractions, vers le haut, vers le bas, en travers.

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Fra Urania e Maddalena

Di tutti i soggetti dell’insegnamento artistico, il panneggio è forse l’esercizio didattico per eccellenza. Trattasi, nel riprendere e riprodurre le pieghe di un bel tessuto ad arte sistemato, di ritrovarne il volume e la consistenza, di afferrare la luce che vi si posa.

Se rimaniamo nella cornice del disegno, che è qui il tema delle nostre brevi lezioni, possiamo dire che, se riprodurre il corpo umano è una questione di proporzioni e di misure, “rendere” il panneggio è un fatto di ombra e di luce, nonché di gravità, di “caduta”.

Fra i disegni conservati nella collezione di Guido Del Borgo – che fu un grande esperto, oltre che la personificazione vivente del gusto – ho scelto due pezzi che, pur nella loro alta qualità, non sono semplicemente due pezzi di bravura. Li ho scelti a causa della postura dei loro soggetti, che vedo – più che come illustrazioni dell’arte del segno – come emblemi tutti soggettivi: l’uno della tensione verso la luce e l’altro dell’attrazione per l’ombra.

Ecco una donna che tiene in grembo una sfera e guarda verso l’alto, in un atteggiamento che pare di domanda e di attesa. Attende un ordine, un consiglio, un’illuminazione? Non sa cosa fare di quel globo che, a guardar meglio, si rivela essere la Terra stessa? E la mano destra che, invece di aiutare a tenere ferma la palla terrestre, le cade come inanimata lungo le pieghe dell’abito, non doveva forse tenere in origine un qualche strumento di misura o di giudizio? Ma di utensili che potrebbero aiutarla a misurare o a calibrare non c’è traccia, il mondo è giusto un peso sulle sue ginocchia, un peso di cui non sa cosa fare, nell’attesa di una luce che le venga di lassù.

Anche l’altra donna, tracciata alla sanguigna, porta qualcosa di sferico sulle ginocchia. Si direbbe quasi che di quest’oggetto – che è poi un cranio umano – si sia appena sgravata. La giovane donna fissa il suo teschio con aria intenta e sognante; ha i capelli sciolti, arruffati. E’ il segno del lutto e dell’espiazione che, ancora qualche decina di anni fa, le donne dell’Italia meridionale ostentavano alla morte di un caro. Non c’è dubbio, si tratta di una Maddalena penitente. Questa fanciulla che contempla il piccolo globo osseo come se fosse uno specchio è l’immagine sintetica di una Vanitas appena appena retorica. E se il suo capo è chino e se il suo sguardo è rivolto verso il basso è perché c’è un peso che verso l’ombra la tira. La pesantezza del panneggio sembra accompagnare questa ferma caduta. Le pieghe della prima, invece, che – leggo in un catalogo – rappresenta un’allegoria dell’Astronomia o la musa Urania, sembrano tenersi su da sole.

L’arte dei due pittori barocchi, i due buoni artefici dell’Urania e della Maddalena, provoca me, che non sono né pittore né buon artefice, a occupare una posizione analoga alle loro, a pormi di fronte a una modella che tiene sul ventre una forma sferica e a vedere cosa la mia mano, carica di tutti gli eventi della storia e del mondo, possa tirar fuori da queste incomunicabili tensioni e attrazioni, verso l’alto, verso il basso, di traverso.

Ciò che qui viene presentato è il risultato di tale immodesto esercizio.

SP

1930 circa (2002-2003)

Saverio Marra (1894-1978) est un photographe provincial et autodidacte. Il s’est acheté son premier appareil à l’âge de seize ans, avec l’argent mis de côté en travaillant comme apprenti menuisier et, s’aidant d’un manuel, a commencé à photographier les gens de sa famille, ses amis, les paysages de la région calabraise.
En 1912 il était en Libye, employé comme charpentier pour l’édification de la colonie nouvellement conquise par l’Italie. Il s’y lia d’amitié avec un militaire, peintre du dimanche, qui lui offrit une toile de grand format, représentant une plage exotique avec palmiers, un bateau à voile et une mosquée en arrière plan. Celle-ci sera la toile de fond que Marra, rentré au pays, utilisera régulièrement pour les portraits de ses concitoyens.
En 1914 il fut appelé sous les drapeaux. La première guerre mondiale était imminente. Pacifiste convaincu, Marra aurait préféré se soustraire au service militaire. Il eut la chance de rencontrer un capitaine du service sanitaire, photographe amateur, qui le prit comme ordonnance et lui transmit des notions de technique aussi bien médicale que photographique. Comme infirmier, Marra participa à plusieurs opérations de secours et de récupération de soldats blessés sur le front des Dolomites.
A son retour à San Giovanni in Fiore, en 1919, il travailla pour une exploitation agricole, avant d’être en mesure d’ouvrir sa propre boutique de charpentier. Il se maria et eut, entre 1921 et 1931, quatre enfants.
Il commença à exécuter des portraits et des photos d’identité. Il s’acheta une motocyclette, se construisit une remorque dans laquelle il entassait ses instruments et ses outils, et il sillonnait toute la région, pour vendre ses services de photographe à l’occasion de foires champêtres, de fêtes religieuses, de mariages, d’enterrements. Il s’abonna à Il Progresso fotografico, se procura d’autres manuels techniques. Il développait et tirait jusqu’à tard dans la nuit, après le travail.
Il se mit à l’apiculture; il s’acheta un petit lot de terrain, où il planta des oliviers et des vignes et où il bâtit une petite maison. Il agrandit son studio photographique, qui était à côté de son logement. Il ne faisait de prises de vue que à la lumière du jour; dans la salle de pose, éclairée par une fenêtre latérale, traça au sol un diagramme de points qui marquaient, suivant le parcours du soleil, des secteurs d’exposition optimale.
Dans les années Trente il s’intéressa aussi aux progrès des sciences occultes. En 1935 il se fit, avec un associé, le représentant locale des motos Benelli et des phonographes Phonola et Radiomarelli. Il s’occupait pour l’essentiel des réparations et de l’entretien des appareils.
Saverio Marra était un antifasciste connu. Son studio devint un lieu de rencontre des opposants au régime, ce qui lui valut des fréquentes perquisitions et des mises en garde policières. Il est probable qu’il fut en contact avec les exilés politiques, les confinati, assignés à résidence dans les villages les plus reculés du Sud.
A la fin de la deuxième guerre mondiale Marra abandonna progressivement son métier de photographe, entre autres, à cause de problèmes de vue. Il s’acheta trente hectares de terrain pierreux dans la province de Cosenza; il les rendit cultivables, y édifia une maison, un four, une étable. Il se fit, comme dans sa jeunesse, agriculteur. Seulement quand des circonstances familiales l’y obligeaient, il acceptait, avec réticence et de manière ponctuelle, de prendre à nouveau des photographies. (1)
Les archives de Saverio Marra ont été conservées et constituent l’un des fonds du Museo demologico de San Giovanni in Fiore.

Je suis convaincu que les lecteurs avertis auront entendu, dans les brèves notes biographiques qui précèdent, comme un écho d’une autre biographie, celle du bien plus célèbre photographe allemand August Sander. Le destin de Saverio Marra semble être celui d’un « August Sander de province ». Il est difficile de dire si ses milliers de clichés, tous pris sur commande, supposaient, comme dans le cas de Sander, un projet anthropologique conscient. Ce qui est sûr c’est que le résultat n’en est pas éloigné: nous nous trouvons ici face à toute une histoire sociale de la province calabraise dans la période du Ventennio fasciste. A travers ces visages auxquels on ne demandait pas de sourire, dans ces postures statuaires, dans ces accoutrements archaïques, devant cette toile de jute qui cache mal le sol caillouteux et les bouses de vache sur la chaussée, défilent tous les acteurs de la scène villageoise. Il s’agit de gens qui, pour la plupart, auront posé une seule fois dans leur vie: l’épouse paysanne qui veut envoyer le portrait des enfants grandissant au mari émigré en Amérique; les nouveaux mariés; les notables et les fils de notable; un couple d’amis, pour s’amuser; une famille qui entoure le cercueil d’un nourrisson, placé à la verticale devant l’objectif. De tous ces sujets on aura gardé les noms, les occupations et, quand c’était le cas, les sobriquets: voici Antonio Spadafora, dit Capucáura (« Tête brûlée ») et son fils Salvatore, paysans, qui se firent photographier devant la scène des Mille et une nuits de Marra, en 1930, circa.
Devant ces images, j’aimerais pouvoir utiliser d’autres catégories que celle d’« anatomie sociale ». J’aimerais y percevoir une aura que je ne ressens pas, j’aimerais y dénicher un punctum que je ne saisis pas; mais non, ici je ne vois qu’une « anatomie comparée », qui est le terme employé par Alfred Döblin pour décrire le travail de Sander.
Aucun regret, aucune nostalgie, aucune résurgence de spectres devant ces kouroï prolétaires. Pourtant, c’est précisément d’une image similaire – un portrait anonyme de groupe à l’occasion d’une « noce provinciale » – que Bataille a pu dire, en ces année-là (2), que les sujets de telles photographies (de la photographie, traduirais-je) sont « monstrueux sans démence ». Il voulait dire par là que la photographie, dans sa prétention à faire resurgir le passé, est en réalité une piètre tueuse de spectres véritables. Cela suppose, à mon sens, une conception finalement très baudelairienne, voire romantique, du médium photographique comme document objectif .

En cette même année 1929, tandis que Saverio Marra, dans sa petite ville des Calabres, statufiait des enfants de notable habillés en petits fascistes ou des ouvriers aux souliers boueux qui s’apprêtaient à émigrer en Libye, Alfred Döblin, dans sa préface à la Summa de Sander (3), approchait la photographie et le masque mortuaire, dans une comparaison dont on ne sait pas qui sortirait gagnant en termes de « vérité »: la pure reproduction de traits lissés par la mort (le moulage de « L’inconnue de la Seine ») ou bien la reproduction (photographique) de la reproduction.
On sait qu’autour de 1930, Saverio Marra, par l’intermédiaire d’un ami agronome, fut en contact avec un savant occultiste de Venise. Sans doute peut-on y voir l’héritage d’un positivisme progressiste et laïque un peu fin de siècle. Mais dans ses images, que je ne peux qualifier autrement que de « fidèles », je ne vois aucune autre intention que celle d’une honnêteté devant ses sujets, d’une rectitude dans le croisement des regards entre opérateur et « opéré ». Et ce que nous savons de ses lectures et de ses recherches techniques nous le fait imaginer comme un pratiquant de la chose « bonne », bien faite, en deçà peut-être de celle qui était l’ambition de Sander, « fournir, à travers la photographie, une chronique de notre temps, avec une vraisemblance absolue ». (4)
Je ne sais pas si Marra a pu avoir connaissance du travail de son illustre contemporain. Je doute qu’il ait profité de l’abondance extrême des publications allemandes autour du médium photographique, en ces années-là (1927: Siegfried Kracauer, Die Photographie; 1928: Karl Blossfeldt, Urformen der Kunst; 1929: Franz Roh et Jan Tschichold, Foto-Auge, et les grandes expositions Film und Foto à Stuttgart et Fotografie der Gegenwart à Essen; 1931: Walter Benjamin, Eine kleine Geschichte der Photographie). Je crois, toutefois, qu’il participait d’un « esprit du temps » qui, par ses mille ramifications, l’atteignait dans son San Giovanni in Fiore le plaçant tout naturellement à l’opposé d’une esthétique pictorialiste ou esthétisante. L’artifice pictural, pour lui, n’était qu’une toile de fond destinée à cacher l’irrégularité des murs et à tempérer les aléas de la lumière naturelle. Le photographe calabrais n’était pas non plus un Moholy-Nagy; pour autant que je sache, son travail ne contient aucune recherche d’abstraction.

1931-1932: Marra prend en photo, entre autres: Antonio Sirianni et son frère Salvatore, cultivateurs, dits tous les deux Ciciariellu; Francesco Lopez, dit Ciccillo ‘e don Páulu, garde municipale, et Maria De Simone, sa femme.
Avril 1931-mai 1932: Walter Benjamin publie, avec vingt-quatre autres, les lettres de Zelter à Goethe, de Hölderlin à Böhlendorf, de Overbeck à Nietzsche. En publiant cette série épistolaire Benjamin voulait – comme il l’écrit dans une introduction dactylographiée, en 1933 – montrer « le visage d’une Allemagne cachée, qu’aujourd’hui nous cherchons derrière un brouillard trouble » et racheter l’adjectif « allemand » même – dont le signifiant avait été confisqué par le nazis – en indiquant un autre chemin possible pour la citoyenneté germanique. Ce chemin, telle était sa conviction, était bouché déjà au moment de la Gründerzeit, le temps bismarckien des « fondateurs ». Et ce n’est pas un hasard si, sur les vingt-sept lettres d’allemands, célèbres ou inconnus, recueillies par Benjamin, cinq seulement datent d’après 1850.
Chaque lettre, dans le « feuilleton » de la Frankfurter Zeitung, était précédée d’une courte introduction. Les articles, non signés, portaient simplement les titres « Briefe », « Briefe I », « Briefe II », etc. Déjà en 1932 l’écrivain avait l’intention de publier la série en volume, mais ce n’est qu’en 1936, par l’intermédiaire de Karl Thieme, qu’une publication en Suisse devint possible. Thieme lui propose – les national-socialistes sont au pouvoir depuis trois ans déjà – de donner au recueil un titre anodin, par exemple « Lettres d’hommes », pour ne pas entraver son éventuelle diffusion en Allemagne. Finalement le livre fut publié par la Vita Nova Verlag de Zurich, avec le titre Deutsche Menschen. Eine Folge von Briefen, et sous le pseudonyme de Detlef Holz. Les lettres y étaient présentées par ordre chronologique et introduites par une préface générale. On ne vendit guère plus de 200 exemplaires, et le reste, oublié dans une cave de Luzerne, fut perdu. Ce n’est qu’en 1962, grâce à Theodor Wiesengrund Adorno, que le recueil fut publié à Francfort, sous le nom de son auteur. (5)
Dans ce volume, Walter Benjamin s’abstient de toute polémique, de toute tentative de convaincre ou d’interpréter, de tout prolongement de soi-même dans l’œuvre. Simplement, au moyen de cette technique qu’on peut appeler d’échantillonnage ou de montage ou de sampling, il montre, indique, il laisse à la force même du texte la tâche de prendre par la main le lecteur. Il s’agit aussi d’une technique plastique, d’une sorte de sculpture a levare. Il s’agit, enfin, d’art qui se fait politique.
Je n’ai pas d’autres raisons, pour mettre en relation l’homme de lettres Walter Benjamin et le charpentier-photographe Saverio Marra, que celles qui me viennent de ma propre biographie et du caractère arbitraire et de-responsabilisé de toute entreprise artistique. Dans tout cela, le choix est celui de re-présenter, au lieu de représenter, les choses du passé, en suggérant non pas une interprétation, mais des chemins à la sensibilité.

Janvier 2003

Notes:

(1) Les informations biographiques sur Marra sont extraites de: Marina Malabotti, “Biografia”, in Saverio Marra fotografo. Immagini del mondo popolare silano nei primi decenni del secolo, a cura di Francesco Faeta, [Milano], [1984], pp. 235-239.
(2) “Figure humaine”, Oeuvres complètes, vol. I, Paris 1970, pp. 181-185 (Documents 4, 1929).
(3) „Von Gesichtern, Bildern und ihrer Wahrheit“, préface à August Sander, Antlitz der Zeit, Frankfurt 1929.
(4) “Nichts schien mir geeigneter zu sein, als durch die Photographie in absoluter Naturtreue ein Zeitbild unserer Zeit zu Geben“ (A. Sander, préface à Menschen des 20. Jahrhunderts. Ein Kulturwerk in Lichtbildern, Frankfurt 1928.
(5) Edition française: Allemands. Lettres, Hachette 1979.

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Les errances tressées (2002)

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20 novembre 2002. Je suis retourné au cimetière des chiens. Avec ma boussole, achetée la veille au bazar pakistanais, j’ai défini la direction visée par les yeux d’émail de Kiki, petite guenon apprivoisée à laquelle son anonyme et tendre propriétaire donna une sépulture à une date non précisée entre 1890 (fondation du cimetière d’Asnières) et 1996 (année de ma première visite, au cours de laquelle je photographiai cette pierre qui plus que les autres m’avait ému).
105 degrés E-SE : tel est l’axe du regard de Kiki. Il m’a paru opportun de lui trouver au plus vite un honorable correspondant, peut-être en arrêt, lui aussi, dans le fleuve du temps, un compagnon capable de nouer avec elle un contact muet et peut-être inconscient à ce jour. Quittant Asnières, je suis donc remonté en selle sur la bicyclette légère, à sept vitesses, que Sylvie m’a offerte il y a trois semaines (les réparations étant à ma charge), pour me rendre à Maisons-Alfort, au delà de Charenton, de l’autre côté du Bois de Vincennes. C’est une de ces journées parisiennes qui donnent le sentiment, au cycliste aventureux, de se débattre dans des coulisses de poussière, vaporeuses, noirâtres, qui font obstacle, toutefois, au froid extrême, puis se condensent, dès la première montée, et forment ainsi, autour du corps, une couche d’humidité, laquelle fait contrepoids, sur l’épiderme déjà imprégné, à la transpiration poisseuse, transformant ainsi la bicyclette en sauna à deux roues.
Si je suis allé au Musée de Médecine Vétérinaire de Maisons-Alfort, je le dois à W. G. Sebald. Dans les dernières pages d’Austerlitz, c’est dans ce secteur de Paris et de ses banlieues que Sebald erre à l’aventure, par les quartiers du Sud et du Sud-Est où de grands travaux immobiliers anéantissent ce qui perdurait d’une enclave proto-industrielle au bord de la Seine. C’est dans ces pages que la furie intellectuelle de Sebald place son morceau de bravoure, c’est ici qu’elle invective – non sans les meilleurs arguments du monde – la nouvelle Très Grande Bibliothèque.

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J’ai pédalé le long du fleuve devant les quatre tours mortes de la Bibliothèque Nationale, détournant les yeux pour les laisser s’attarder sur les sobres arcades du pont de Tolbiac, sur les deux silos encore debout sur la berge de la Seine, sur les rares tas de galets que bientôt nulle péniche ne viendra plus charger.

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A l’Ecole Nationale de Médecine Vétérinaire, une fois passées les écuries disposées en fer à cheval, ce n’est pas sur le vieux gardien au fez décrit par Jacques Austerlitz que je suis tombé, et le billet d’entrée ne ressemblait pas à celui que ce dernier (selon le récit de Sebald à la page 312 de la traduction française) lui tendit “ au-dessus de la table de bistrot où nous étions assis, comme s’il s’agissait d’une chose tout à fait particulière ”, et que l’écrivain reproduit en arrière-fond de la page 311. (1)

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Mon gardien à moi était un Noir corpulent, absorbé dans une conversation téléphonique de nature intime, qui se leva pour me donner de la lumière puis me laissa seul, non sans m’avoir remis une notice dactylographiée, graisseuse et délabrée, où je lus qu’Honoré Fragonard, après avoir réalisé entre 1766 et 1771 avec l’aide de ses élèves les chefs-d’œuvre de préparation anatomique que je m’apprêtais à voir, fut chassé de l’école (soit qu’on le prît pour un fou, soit, plus vraisemblablement, à la suite d’une lutte entre clans rivaux), pour refaire surface plus de vingt ans après aux côtés de son cousin germain, le peintre Jean-Honoré Fragonard, et du célèbre David, en qualité de membre de la commission artistique de la Révolution.
Et c’est ainsi qu’après avoir examiné de nombreux exemples de monstruosités zoologiques comprimées dans des bocaux de formol ou entassées dans des vitrines – notamment plusieurs spécimens de veaux et de singes à deux têtes et un phoque à deux queues – je me suis trouvé dans la dernière pièce face à un cadavre momifié selon les procédés les plus modernes du XVIIIème siècle (entre autres l’injection de brandy dans le système vasculaire), qui figure un Samson armé d’une mâchoire d’âne et se jetant sur les Philistins ;

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personnage vraiment impressionnant, grâce à l’imagination artistique et scientifique de Fragonard, qui pour le rendre plus impressionnant encore alla non seulement jusqu’à lui ouvrir les fosses nasales, mais aussi jusqu’à couler de la cire liquide dans son pénis, lui conférant ainsi une horrible turgescence. Mais voici, dans la vitrine opposée, le fameux Cavalier de l’Apocalypse. Il ne contrôle plus le mors de sa monture – en elle-même un admirable modèle de dissection et de dessiccation – au moyen de ses rênes de velours bleu, et n’agite plus le fouet que l’anatomiste avait prévu pour lui et un méchant échafaudage de métal couvert d’un vernis blanc maintient ensemble le cavalier et son cheval, mais malgré tout la composition paraît vraiment menaçante. J’ai tiré de ma poche la boussole, et tournant le dos au cavalier, j’ai réglé mon regard sur le sien: 300° W-NW. J’ai noté ce chiffre dans mon carnet puis j’ai quitté le musée.

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Je suis retourné à mon atelier, qui se trouve de l’autre côté de la ville, près de la place Clichy et face au cimetière de Montmartre. J’ai bien dû pédaler une heure, et les pensées qui me venaient pouvaient compter sur le glissement lubrifié de la chaîne contre la roue dentée et sur le délicat passage des vitesses. Si j’avais jamais eu la chance de rencontrer W. G. Sebald, ce grand marcheur, je me serais permis de lui vanter l’utilité de la bicyclette pour la gymnastique mentale. Les dix kilomètres qu’il fit à pied (et qu’il raconte dans les dernières pages d’Austerlitz) pour rallier, depuis la ville belge de Mechelen, la forteresse de Willebroek – où Jean Améry fut emprisonné et torturé avec tant d’autres résistants – ne lui auraient coûté que le quart de son temps, sans qu’il eût à renoncer pour autant à la dimension contemplative que produit le mouvement des jambes. J’aurais pu, en outre, lui parler du rapport sororal qu’ont toujours entretenu la bicyclette et la Résistance.

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Je suis retourné à mon atelier, au dernier étage de la Villa des Arts, 15 rue Hégésippe Moreau mais avec un accès depuis le 17 depuis l’époque, il y a trente ans, où les héritiers de son constructeur, Guéret, dissocièrent les appartements des ateliers qui leur étaient annexés – fermant des portes, élevant des cloisons, séparant des accès – et vendirent une bonne partie des lots ainsi obtenus.
Le complexe immobilier de la Villa des Arts est un véritable labyrinthe d’escaliers qui se recroisent eux-mêmes, de corridors sans fin donnant sur des portes murées, de vastes cavernes n’abritant plus dans leurs ténèbres que de vieux meubles désarticulés, et d’une douzaine d’ateliers de peintres dont les hauts vitrages s’élèvent sur six niveaux, pareils à une cascade de verre et de zinc, jusqu’à la limite méridionale du cimetière de Montmartre – ce qui fait qu’une fois remonté à son propre atelier au sixième et dernier étage, on est vraiment en présence de l’absolu : vers le haut, le regard ne rencontre plus que le ciel ; vers le bas, la terre et l’outre-terre, les tombes jonchées de feuilles mortes et les branches, actuellement dépouillées, du vieux marronnier qui s’appuie au mur d’enceinte. – Ce complexe, donc, fut construit par Guéret, ainsi que le quartier alentour, vers le temps où se bâtissait la tour Eiffel, et selon la légende, il emprunta sur son chantier des matériaux de rebut ou de réserve.
C’est dans l’un de ces ateliers des étages supérieurs que Paul Signac, qui habita la Villa de 1892 à 1897, acheva son plus grand tableau, Au temps d’harmonie (l’âge d’or n’est pas dans le passé, mais dans l’avenir), ambitieux manifeste anarchiste de trois mètres sur quatre proposé à Horta pour la Maison du Peuple que l’architecte achevait à Bruxelles, mais refusé implicitement par celui-ci (Signac, le 11 novembre 1900 : “Le tirelignard de la Maison du Peuple, Horta, n’ayant pas daigné, en six mois, trouver le temps de faire installer les quatre planches qui devaient servir de cadre à ma décoration, je retire purement et simplement mon offre”) et finalement donné par la veuve du peintre (en 1938, en plein Front Populaire) à la mairie communiste de Montreuil, où il se trouve aujourd’hui.
Au temps d’harmonie a posé à Signac des problèmes cruciaux d’ordre esthétique, mais aussi conceptuel et éthique. Etant donné son grand format, la conception même de la division des couleurs pures était mise en péril. De fait, pour pouvoir apprécier, conformément au principe divisionniste, le tableau en son entier, il fallait se tenir à une distance que le peintre évaluait entre 12 et 14 mètres, ce qui l’amena en cours d’exécution à le faire descendre dans l’atelier plus spacieux de son voisin Eugène Carrière ; là, après l’avoir contemplé à une distance appropriée, il se trouva contraint de superposer les uns aux autres les bords de ses touches colorées tout en s’exclamant : ”Comme c’est difficile d’être honnête!” (2)

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Pendant que Paul Signac était engagé dans les difficiles tractations relatives à la destination de son œuvre imposante, un autre illustre occupant de la Villa, Paul Cézanne, convoquait son marchand, Ambroise Vollard, chaque matin ou presque de l’hiver 1899, pour des séances de trois heures à trois heures et demie, cent quinze en tout, en vue de peindre son portrait. Aux yeux du peintre dont il était le commanditaire, Vollard, durant toute cette période, ne se sentit jamais plus important qu’une pomme. Il lui arrivait parfois – au cours de ces séances interminables où Cézanne se bornait à déposer sur la toile deux ou trois touches de couleur, passant le reste de son temps à scruter les traits de son visage – il lui arrivait parfois de dodeliner de la tête, et aussitôt le peintre de s’échauffer : “ Malheureux ! Vous dérangez la pose ! Je vous le dis, en vérité, il faut vous tenir comme une pomme ! Est-ce que cela remue, une pomme ? ” (3)Mon voisin d’atelier, Pierre, excellent peintre d’obédience post-expressionniste, soutient que ce portrait aurait pu être exécuté chez lui. C’est en effet à la hauteur de sa verrière que les yeux d’une personne assise aperçoivent sous un certain angle les cheminées de terre cuite figurant sur le tableau. Et les deux étranges formes circulaires visibles au-dessus d’elles, dont il ne reste rien aujourd’hui, étaient vraisemblablement deux chapeaux de cheminée, remplacés depuis par des aérateurs en Eternit.

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Autre fait à considérer : si l’on gratte, justement dans ce coin-là, la peinture blanche de l’atelier de Pierre, on y découvre la teinte originale de la paroi, un ocre rougeâtre qui correspond parfaitement à celui du tableau. D’un autre côté, il faut bien admettre qu’à l’époque de telles colorations murales étaient extrêmement courantes et habituelles, de même que les intérieurs étaient plus obscurs, encombrés qu’ils étaient de meubles volumineux, de tapisseries, de bibelots en tous genres, d’estampes japonaises et de fleurs d’étoffe, sans parler d’un éclairage au gaz dont il reste d’ailleurs des traces dans l’atelier voisin. Je me trompe peut-être, mais je n’ai pas souvenir d’un portrait datant du XIXème qui soit peint sur fond blanc.
Blanc – comme ce qu’on voit de la chemise de Vollard, qui rapporte dans ses Mémoires que Cézanne n’en fut pas tout à fait mécontent. Laissant le portrait inachevé après cent quinze séances pour repartir à Aix-en-Provence, le peintre aurait conclu : “Je ne suis pas mécontent du devant de la chemise.”
Les corbeaux planent en croassant au-dessus de la lucarne de l’atelier et leur voix, je ne sais pourquoi, me ramène à la plaque de la rue, au triste destin d’Hégésippe Moreau. Est-ce que les corbeaux portent malheur ? Je n’en sais rien, mais le fait est qu’il fut un malchanceux, Hégésippe – l’un de ces artistes infortunés, artisans de leur propre malheur, que son siècle a produits avec une incontestable prodigalité.

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Il y a deux ou trois jours – j’étais au beau milieu d’une période de résignation obtuse : personne ne voulait de moi, personne ne me demandait et je ne me sentais motivé par rien – Daniel m’avait tiré de la solitude blanche de mon atelier pour m’emmener déjeuner au bistrot du coin, le café des Arts.
Au cours de ce mémorable repas, Daniel, devant ma visible confusion quant à l’éventualité même lointaine d’un projet à venir, quel qu’il fût, me parla d’un texte de Jean-Christophe Bailly publié il y a vingt-deux ans par un éditeur parisien. La XVIIIe dynastie à Berlin raconte un des séjours de l’auteur dans la capitale allemande d’avant la réunification, alors qu’elle était encore coupée en deux par un mur long et haut. Dans ce qui était alors le musée égyptien de Berlin-Ouest, une demeure patricienne située exactement devant le château de Charlottenburg, Bailly contemple le buste de Nefertiti, reine d’Egypte : “ Sa beauté, mais aussi le persistant sourire de toute l’Egypte ancienne m’ayant poussé à ne plus me contenter de la seule vue des objets, c’est muni d’une connaissance un peu moins vague que je retournai à Berlin, moins de deux ans plus tard, d’ailleurs pour d’autres raisons. ”
Pendant ce second séjour, Bailly va de l’autre côté de la ville, dans la capitale de la République Démocratique Allemande, et là, visitant les collections égyptiennes de Berlin-Est qu’abritait le beau pavillon du Bode Museum, à l’extrémité de l’Ile des Musées, il se retrouve devant le visage emprisonné dans un écrin d’Ankhesenpaaton, la fille de Nefertiti. Or il se trouve que ces deux visages “ exilés d’Egypte pour se retrouver de part et d’autre du mur de Berlin ” se regardaient, dit Bailly, de part et d’autre du mur. Telle était du moins sa supposition, qu’il décide de vérifier au cours d’un troisième séjour berlinois. En fait, les lignes des deux regards ne font que se couper en un point. « Je notai alors ceci », écrit-il : « Les regards ne se croisent donc pas, et il s’en faut de peu. Il me reste […] une histoire à raconter. Tout est bien ainsi ». (4)

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Voilà d’où me vient la petite illumination qui m’arracha, il y a quelques jours, au matelas sur lequel je venais à peine de m’effondrer, et qui me tint éveillé, dans l’attente impatiente du matin et de l’heure d’ouverture du cimetière des chiens.
Je déplie sur la table la carte de Paris. A l’aide d’un crayon et d’une règle, je trace la ligne qui, partant approximativement du point où se trouve la sépulture de Kiki la guenon, est orientée 105° Sud-Sud Est, traversant ainsi, à ce que je constate, le périphérique à la hauteur de la Porte de Clichy, coupant l’avenue des Batignolles, effleurant la gare Saint-Lazare et les grands magasins du Printemps, touchant les jardins du Luxembourg et l’avenue Auguste Blanqui (lieu de l’une des dernières rencontres entre W. G. Sebald et Jacques Austerlitz) avant de se perdre au delà du Kremlin-Bicêtre et de l’hôpital de Villejuif, où tant d’Italiens du Sud viennent se faire soigner leur cancer faute de trouver au pays une assistance médicale adéquate.
Le cavalier de Maisons-Alfort, quant à lui, traverse d’un regard orienté 300° Ouest-Nord Ouest tous les lieux-dits situés entre la ville et sa banlieue est : Vincennes, la Porte Dorée et celle de Saint-Mandé, Montreuil – où la grande Harmonie de Signac a mis pied à terre – le canal de l’Ourcq, Pantin – où se trouve l’atelier de Grégoire, peintre des prairies délaissées et des rivières oubliées – puis s’éloigne par le Val d’Oise de Gérard de Nerval.

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Et plus loin encore, les globes oculaires de verre soufflé du Cavalier de Fragonard, à tout jamais pointés vers Calais et ses revêches douaniers, labourent la Manche, puis, avant de se perdre dans les brumes des mers nordiques, passent par le Norfolk, où pendant trente ans W. G. Sebald enseigna la littérature allemande.
Depuis sa pierre, Kiki est condamnée à fixer pour l’éternité son regard de céramique par-delà Villejuif et son hôpital à la signalétique bilingue italien-français, par-delà l’Essonne et la Bourgogne et la Côte-d’Or et le Jura, vers la plaine du Pô et San Benedetto del Tronto, au delà de la Mer Adriatique, au delà du détroit d’Otrante tombe de centaines d’immigrés clandestins, à travers l’archaïque Péloponnèse, rasant l’extrémité occidentale de la Crète, jusqu’aux déserts d’Egypte, où ni Nefertiti ni sa fille Ankhesanpaaton ne retourneront plus.
Kiki la guenon apprivoisée et le Cavalier de l’Apocalypse ne se rencontreront jamais – ou si jamais leur rencontre a lieu, ce sera aux Antipodes, en un point quelconque de l’immensité marine entre la Nouvelle Zélande et la Tasmanie – et moi, je n’y serai pas pour la raconter.

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Notes

(1) W. G. Sebald, Austerlitz, Arles 2002 (Francfort, 2001), pp. 311-313.
(2) Signac 1863-1935, catalogue de l’exposition du Grand Palais, Paris, 2001, pp. 241-245.
(3) Cézanne, catalogue de l’exposition du Grand Palais, Paris, 1995, pp. 178-179.
(4) J.-C. Bailly, Le 20 janvier, Paris, 1980, pp. 129 et 134.

Novembre 2002

Traduit de l’italien par Daniel Loayza

Sur ses propres pas (Paris 2002, Lisbonne 1992-2007)

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SP, Lisbonne 2002

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Sur les pas de SP, 2007
Photographies de Sacha Mitrofanoff

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1

Lisbonne, début juin 2002. J’avais été ici il y a dix ans, m’étant échappé d’un Paris ingrat et distrait. C’était à un moment où j’étais pris d’une sorte de trop plein d’écriture, c’était une histoire thérapeutique certes, et je me souviens comment, en marchant sans but dans la ville, je m’arrêtais aux coins des rues, dans les jardins publics, sur le murets, pour noter sur un cahier les quelques phrases qui se pressaient dans ma petite tête.
Une reconnaissance se fait immédiatement; il me vient à l’esprit de retrouver tous ces lieux. J’ai avec moi un petit appareil photographique, je passe trois journées en parcourant les quartiers du centre et la zone portuaire, je m’arrête là où le souvenir du lieu me revient, ou bien le souvenir d’une phrase. J’ai un feutre sur moi, je le sors et j’écris sur le banc, sur le trottoir, sur le parapet un bout de phrase, je la prends en photo. Je suis mes propres pas.
C’est au cours de ces flâneries injustifiées que j’ai l’idée de reprendre mon travail d’il y a dix ans, quand j’allais dans les bibliothèques parisiennes à la recherche des sujets de l’imagerie positiviste. Je m’intéressais, en effet, en ce début des années ’90, à l’iconographie médicale et anthropologique de la fin du XIXème siècle; je suivais les traces de l’obsession scientiste qui visait à définir des «types», qu’ils soient raciaux, sociaux, psychiatriques ou criminels.
En travaillant sur les collections photographiques de l’époque, je m’étais borné à utiliser les images des aliénés telles qu’elles avaient été présentées par leurs docteurs, c’est à dire, anonymes et hors contexte. En les soumettant à une transformation, je me proposais de re-présenter une individualité que la prise photographique leur avait soustraite. Je travaillais, il y a dix ans, par abandons successifs d’originalité, par reproductions répétées qui auraient amené, voulais-je, à l’icône, au «monogramme» du sujet en question: partant de la photographie, passant par la photocopie, brouillant l’image sous des couches d’écriture différentes, multipliant l’image par des projections, mettant l’image en mouvement par le biais de cadres mobiles, qu’on pouvait toucher ad libitum. Ce fut la série Über die Schädelnerven (1993), dont le titre -en une sorte de parodie d’un autre regard scientifique- répète celui de la dissertation de Georg Büchner sur les nerfs du crâne des poissons.
Je n’avais pas considéré la possibilité de sauver ces figures-là de leur anonymat; je pensais qu’à travers leur manque d’identité même je serais parvenu à les toucher. Je pensais aussi qu’en traversant et en transperçant leur image, j’aurais pu trouver la face sacrifiée de ces personnes. Ne pas respecter les versions données par les interprètes (les fondateurs de la neurologie, les inventeurs de l’identification judiciaire), était une tâche qui me rapprochait des méthodes –tant méprisées par moi- des historiens, que je voyais presque toujours enfermés dans de rassurantes entreprises de «reconstruction». Toutefois, aux soucis d’objectivité et de démonstration j’opposais une pratique performative que l’historiographie peut rarement se permettre.
Dix ans après, je me dis qu’accepter le caractère anonyme de mes sujets signifie ne pas assumer sa propre responsabilité d’individu qui fait face à d’autres individus. Je décide, en ce début de juin lisbonnais, de partir à la recherche de ces gens. Et il s’agit-là, à proprement parler, de «types». Non seulement ils avaient étés privés de leur propre figure pour servir de dépotoir de signes propres à définir des ensembles, des «groupes» de cas, mais il sont doublement aliénés: ils ont étés sauvés de l’oubli pour revenir à nous simplement en tant que sujets d’un certain regard posé sur eux. En fin des comptes ils ont été déjà «typographiés». Mes reproductions à moi représentent leur troisième mort.

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2

Pour une raison quelconque, de format ou de circonstance, six photographies étaient restées en marge de celles que j’avais recueilli dans mes recherches iconographiques d’il y a dix ans. Je les avais retrouvées en défaisant mes cartons, l’été 1999, à l’arrivée à Dalsåsen, dans la province de Sogn og Fjordane, en Norvège, où j’étais censé passer trois mois dans une résidence d’artiste.
Après pas moins de trois semaines d’inactivité et de désorientation, un jour, feuilletant paresseusement mes papiers, j’ai eu l’idée de reproduire ces photographies sur bois et en faire des xylographies. Ne m’étais-je pas toujours intéressé aux formes de divulgation des images, dans leur rapport avec l’art populaire d’un côté et avec le kitsch de l’autre? La gravure sur bois n‘étais-t-elle pas la première forme de reproduction mécanique de l’image? N’étais-je pas entouré de bois feuillu de toutes sortes, à perte de vue et sans pitié? Ne devais-je, enfin, faire avec ce que j’avais sous les mains et sous les yeux? Et cette énième, première, technique artistique, juste un bout de fer appliqué sur un bout de bois, n’aurait-t-elle pas permis d’extraire le «monogramme» de l’image que j’avais vainement recherché en la torturant avec des transparences, des projections et des radiographies?
Je remis la main sur ces anonymes «administrés» de la division des maladies mentales de la Salpetrière. Reprendre le portrait photographié, l’agrandir à la photocopieuse, transférer l’image sur la plaque de bois de peuplier avec du trichlore éthylène, graver la plaque, encrer, poser la feuille de papier japonais, presser et frotter. En voici le résultat.
Revenu «en Europe» je n’ai pas eu, pendant trois ans, l’occasion de revoir et encore moins celle de montrer ces gravures. Plusieurs déménagements, fuites, prises et reprises, installations et désinstallations ont fait que mes travaux et mes archives ont été dispersés entre plusieurs caves, greniers, granges, garages, cabinets et, finalement, ateliers, dans plus d’un pays. Je me souviens d’avoir offert à mon ami Rodolphe les matrices de ces six types. Cela se passait en Alsace, où il m’avait invité à un festival, l’an dernier; je lui en étais reconnaissant et je voulais le signifier. Quelques mois plus tard, je revis ces plaques dans son studio parisien. Ce fut comme une découverte, ces types m’étaient vraiment inconnus. Je fis en toute hâte des nouvelles gravures -puisque je ne savais plus où se trouvaient les norvégiennes- en utilisant du papier kraft et des couleurs acryliques achetés au magasin d’à côté.
Et voilà que, rentré de Lisbonne, en aménageant rue Hégésippe Moreau (j’aime beaucoup prononcer ce nom; il s’agit d’un poète vagabond de l’époque romantique, mort dans un asile à l’âge de vingt-huit ans, et auteur d’une Ode à la faim qu’il me faudra lire un jour), je redécouvre, en récupérant des affaires chez mon amie Ariane, les xylographies de 1999, que je vous présente ici.
L’histoire peut alors redémarrer. Voyons.
Je décide de retrouver ces noms, ces histoires. Je vais boucler la boucle et unifier, vingt ans après, ma méthode d’historien et ma pratique d’artiste.
18 juin. Je retourne à la bibliothèque de l’Ecole de Médecine, où j’avais trouvé ces images, il y a dix ans. Je déclare que je suis un chercheur universitaire, il serait trop compliqué d’expliquer tout ça. Je feuillète la collection de la Revue Photographique des Hôpitaux de Paris (parue entre 1869 et 1872); j’y trouve une belle «Etude photographique sur la rétine des sujets assassinés», avec description de l’énucléation de l’œil de son orbite et du traitement en laboratoire de la rétine, afin d’y trouver l’image impressionné de l’assassin, mais je n’y trouve pas mes images.
20 juin. On m’a conseillé d’aller directement à la Salpetrière. Là il y aurait, m’a-t-on dit, les archives du professeur Charcot. Mais je n’y trouve que la collection de l’Iconographie photographique de la Salpêtrière (1877-1880); il y a beaucoup de représentations de toutes sortes de maladies, là-dedans, mais pas les miennes.
21 juin. Je retourne à la bibliothèque de Médecine. Je me fais apporter toute la Nouvelle iconographie de la Salpêtrière (1888-1918) et je repère, assez éparpillées, les photographies que j’ai utilisées à l’époque pour Über die Schädelnerven (c’est curieux, je n’ai aucun souvenir de toutes ces recherches, je ne sais même pas si c’est moi qui ait vécu tout cela). Il y a là des cas cliniques de toutes sortes, des hémiplégies hystériques, des ataxies statiques, des acromégalies et des scléroses en série, mais pas mes six anonymes. Et bien que j’examine tous ces visages et que je commence à avoir de l’expérience, je n’arrive pas à déterminer de quelle affection peuvent être atteints mes inconnus.
24 juin. On m’a conseillé d’aller aux Archives historiques de l’Assistance publique, rue des Minimes. J’y passe toute la journée, secondé par un employé passablement jovial et désœuvré. On sort tous les registres des entrées des aliénés, toutes les observations médicales déposés chez eux. Aucune trace de «mes» six.
25 juin. On ne peut se rendre que sur rendez-vous à la photothèque de l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris, rue des Fossés Saint Marcel. J’ai pris rendez-vous; une employée passablement catatonique me remet plusieurs documents versés par les services du feu docteur Charcot. Rien à faire. Je ne sais plus où aller. Les anonymes sont destinés à rester tels. Mais elles me viennent d’où, ces six images?
29 juin. J’ai décidé de montrer ces visages gravés, sans noms et hors contexte. Je les accompagnerai de mon nom et de mon contexte, j’y apposerai une petite histoire personnelle. Cela devrait passer.

SP 2002

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SP Les inconnus de la Salpetrière

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Topographie (2002)

Le 7 juin 1802 Friedrich Hölderlin quitte Strasbourg et entre en Allemagne par le pont de Kehl. Il est parti presque un mois auparavant de Bordeaux, où il était précepteur chez le consul Meyer. Quatre jours plus tard, d’après Pierre Bertaux (Hölderlin ou le temps d’un poète, Paris 1983, pp. 244-255), il est à Francfort et a le temps de voir une dernière fois sa bien-aimée, Suzette Gontard, avant qu’elle ne meurt, le 22 juin. A ce moment-là il était déjà complètement fou, presque fou, fou à moitié; sur ce point ses exégètes se disputent encore. Ce qui est sûr, c’est que ce voyage à travers la France marque un tournant dans l’état mental du poète allemand. En témoigne la célèbre lettre à son ami Böhlendorf du 2 décembre 1802, considérée à tour de rôle comme la première de sa folie ou la dernière de sa santé. C’est là où Hölderlin prend les paysans bordelais pour d’anciens Grecs: «La vue des Antiques m’a fait mieux comprendre non seulement les Grecs, mais plus généralement les sommets de l’art…». C’est à cette superposition d’une vision et d’une réalité que fait allusion ce travail, Topographie, dont le titre se lit de la même manière en français et en allemand; il y est question de méandres mentaux – voir les micro-photographies de l’intérieur du cerveau – et de paysages parcourus, interprétables – voir les macro-photographies de la terre vue du ciel. Il relate, à travers la transparence colorée du verre, d’espaces traversés, qu’ils soient physiques ou mentaux.

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L’art de la radiographie (1999)

La technique de la radiographie et les images symboliques qui y sont liées ont à plusieurs reprises intéressé les artistes de ce siècle.

Dans le domaine médical, la diffusion de la radiographie fut extrêmement rapide. Elle débuta en décembre 1895, lorsque le docteur Röntgen montra à ses collègues allemands une image de la main de sa femme, dont les os étaient visibles, et où sa bague apparaissait comme une forme noire (1). Cette image, porteuse d’une rare aura, ne peut pas ne pas avoir influencé les artistes et les hommes de lettres qui l’ont vue. Sans doute est-ce celle-ci, ou une autre comparable, qui a inspiré à Thomas Mann, dansLa montagne magique, les passages sur l’image « véritable » et spirituelle que la radiographie donne du corps humain.

Dès janvier 1896, les magazines populaires d’Europe et des États-Unis définissaient cette découverte comme celle de la « photographie de l’invisible ». C’était par ailleurs l’époque des dernières expéditions coloniales (au cours de la conquête de l’Érythrée, dès 1896, l’armée italienne fut la première à se servir des rayons X pour localiser les balles dans les corps des soldats blessés) et des premières expositions « coloniales » qui firent connaître en Europe l’art dit primitif.

Deux nouveaux champs s’ouvraient simultanément aux artistes qui traversaient la grande crise de la représentation figurative et découvraient la fascination pour ce qui n’est ni visible, ni représentable : l’art primitif et sa fonctions magique, d’une part, et, d’autre part, la technologie scientifique avec sa toute nouvelle incursion dans le champ du non-perceptible. Dans le premier champ, l’impact des premières grandes expositions ethnographiques fut immense (l’importance de la visite que fit Picasso au Musée de l’Homme en 1907, au moment où il travaillait aux Demoiselles d’Avignon, est bien connue) ; de plus, il eut lieu au moment où l’Europe découvrait les figurations anti-naturalistes de la préhistoire et des « primitifs ». Dans le second champ, les progrès de la micrographie, d’un côté (un peintre comme Kandinsky leur doit beaucoup), et l’épopée radiologique des Curie influencèrent considérablement l’imaginaire populaire.

Chercher ce qui n’est pas visible à l’œil nu, et en montrer une forme devint l’objet d’une préoccupation partagée par plusieurs peintres du XXe siècle, des artistes primitifs et certains chercheurs scientifiques. Les peintures et les gravures rupestres, où les animaux sont superposés et enchêvetrés l’un dans l’autre, sans distinction de taille ni d’échelle (l’exemple le plus remarquable se trouve dans la grotte de Pech-Merle, découverte en 1922 près de Cahors), en témoignent, tout comme les animaux totémiques, peints par les aborigènes d’Australie sur les écorces d’eucalyptus (2), qu’on dit « à rayons X », et qui inspirèrent de nombreuses œuvres, dont celle de Paul Klee (3).

La figuration primitive et la radiographie ont en commun d’être à la fois des images et des écritures ; toutes deux présentent, d’une manière symbolique et non reproductive, ce que la main ne peut ni toucher ni atteindre. La plaque radiographique est le cliché au négatif de l’intérieur du corps, c’est l’écriture même du corps qu’il faut savoir déchiffrer ; ce qui rappelle l’époque où les hommes du paléolithique posaient leurs mains sur les parois des grottes et s’en servaient comme de pochoirs, en soufflant sur elles des pigments colorés, pour laisser des messages que nous ne savons plus lire.

Tout cela était bien connu dans les années 1920 et 1930, et nombreux furent les artistes qui éprouvèrent une véritable fascination pour cet art et cette science de l’abstraction, de la simultanéité et de la transparence : parmi eux Max Ernst (La belle jardinière, 1923), Francis Picabia (de nombreuses œuvres peintes entre 1929 et 1930), Alberto Savinio (Gli ospiti dimenticati et L’Arcangelo, 1930) et, bien sûr, le Guernica de Picasso.

Dans l’intervalle qui nous sépare de ces années-là, la radiographie a, à son tour, beaucoup servi l’art. Elle a permis de dévoiler les procédés et les étapes de la réalisation d’une œuvre afin d’en faciliter la restauration et rendu possibles de nombreuses investigations historiques dont l’une des plus pénétrantes et surprenantes s’illustre dans la très récente analyse du casdes Meninas de Vélazquez, ou celui de l’Amour sacré et amour profane du Titien.

À la fin de ce siècle — qui fut celui de la technologie et, par conséquent, celui de la radiologie —, un artiste peut encore être intéressé par ces deux champs d’investigation, c’est-à-dire à considérer son œuvre en tant qu’objet magique et en tant qu’expression d’une technique sophistiquée. Il peut le faire, justement, en rentrant dans le champ de l’invisible.

C’est ce que fait Xavier Lucchesi, qui utilise depuis des années la technique de la radiographie et effectue une partie de son travail dans les cabinets radiologiques des hôpitaux parisiens. Son dernier travail a pour sujet d’autres œuvres d’art : il s’agit des idoles africaines du Musée des Arts d’Afrique et d’Océanie (4). Ces statues, avant d’être livrées aux ethnologues et, préalablement, « désacralisées » par des rituels spécifiques, étaient essentiellement des objets de culte. Elles ont été touchées et manipulées et cachent, souvent, à l’intérieur de leurs corps, des choses que les officiants et les fidèles y ont déposées. Elles sont, elles aussi, des récipients, tout comme les kangourous et les poissons à rayons X des aborigènes, qui inspirèrent leVentriloque de Paul Klee.

Plutôt qu’une opération clinique — comme c’est le cas de la radiographie médicale, qui cherche une vérité cachée —, le travail de Xavier Lucchesi est une opération qui extrait l’œuvre — primitive ou non — de son statut d’objet muséal, condamné à la seule représentation de lui-même. Par ce « manque de respect », tant pour la fonction originelle de l’idole que pour sa position actuelle, Lucchesi propose une autre vision possible — une parmi d’autres — des matériaux que l’histoire nous a légués. Son travail est la démonstration de la liberté que l’art peut prendre et doit nous donner.

Je remercie Federica Pirani, pour ses suggestions et les images qu’elle m’a fait découvrir.


A travers les images (1993)

Faire appel aux bons offices documentaires de l’image (photographique) révèle notre bonne volonté, certes, et on ne saurait s’en abstenir.
Mais il faudrait prendre garde de lui confier, à la belle image, tout le champ de la fonction reproductrice, au-delà de sa tâche d’instrument médiateur vers ce qui a été; il se pourrait que, comme le font souvent les spécialistes, elle nous maintienne à l’extérieur de sa surface, qu’elle nous contraigne à la regarder avec respect.

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ASCHENGLORIE

Une mémoire volontaire, ou volontariste, ne peut pas faire de mal, ne peut pas me surprendre, je la contourne, je la garde sur les marges, je la laisse pour cadre de l’imagerie. On montre ce qui reste pour dire ce qui est perdu. Donc, par dessus tout beau geste, pour témoigner de l’insauvable. On pourrait imaginer un musée (antiquarium) dérisoire; les pièces exposées ne seraient ni les traces ni les indices ni les empreintes ni les organes d’un corps entier auquel elles auraient appartenu, mais plutôt de “purs signes de soi”, indéfiniment disponibles.
L’engagement esthétique du travail nommé Aschenglorie est dans le rapport entre le fragment et la continuité, le détail et l’ensemble, le hasard de l’élément trouvé et la nécessité du cadre qui l’emprisonne et qui impose une place dans l’espace et le statut même d’image. L’arbitraire des images est un premier geste contre la bonne intention de l’image. Il n’y a pas de discours, mais une juxtaposition forcée et présentée en kit: on fera d’elle ce qu’on voudra.

Une association de fragments. Ils n’ont rien à voir entre eux, mais tout seuls ils ne tiendraient pas.

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STELES MOBILES

Il faut malgré tout ériger des stèles ; mais alors, qu’elles aient des roues, pour qu’elles puissent aller partout et faire du mal ailleurs.

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ICONES

Arrêtés dans une pose, les sujets se posent en icônes d’eux-mêmes. On reproduira la réciprocité du regard, manquée au moment de la pose ; on isolera la frontalité de l’auto-représentation ; on la placera bien au centre de l’ostensoir, entre deux ailes de plomb.

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VANITAS

Le crâne était l’image même de la vanitas. Il était l’idée même de la dépouille; il est encore plus dépouillé quand il est transparent. Il est dépouillé de l’essentiel, ou bien de l’accessoire, on ne sait pas. Pour tromper le doute, on l’habille de tatouages, on le transforme en trophée et on l’accroche devant la porte avec ses semblables.

Une écriture sera gravée sur le verre. Elle sera fatigante à écrire et difficile à lire. On contraindre à lire, comme on s’est contraint à transcrire; on rendra ainsi visible le difficilement visible, le transparent, grâce aux signes gravés.

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STELES RADIOGRAPHIQUES

La photographie aurait pour fonction de chasser les esprits, et la stèle celle d’empêcher les esprits de sortir de leurs tombes… et si au contraire on voulait les rappeler ?

La radiographie renvoie à la radioactivité de la mémoire: à l’inévitable exposition à ses rayons invisibles et meurtriers.

“Mais on constate facilement que la trace durable de l’écriture est conservée sur le tableau de cire lui-même et qu’elle peut être lue sous un éclairage approprié” (Freud, Uber den Wunderblock). C’est inexact. Sur la dernière couche aussi, la nouvelle écriture gravée embrouille la précédente, même si souvent elle se glisse dans le sillon qu’elle trouve.

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ÜBER DIE SCHÄDELNERVEN

Agir sans intention serait renoncer à se reconnaître. Si on prend la mémoire, on ne se reconnaît plus, on est comme une feuille de celluloïd transparent, ouverte à toute possibilité d’inscription.

Ce qui est redoutable dans l’image, c’est son pouvoir consolateur. Elle panse l’absence, alors que l’enjeu serait celui de l’habiter.

Au pathos de la mémoire sauve, on opposera la volonté de dire l’insauvé, l’inidentifiable.

“Or, à regarder les choses d’un point de vue élevé, tout en police est affaire d’identification” (Alphonse Bertillon, Identification anthropométrique, Instructions signalétiques, Melun, 1893).

L’obsession de l’identité, et de l’identification, transforme les individus en cas, en types, en emblèmes. Or, on va rendre aux visages leurs voiles.

L’inquiétante étrangeté devrait avoir lieu, plus que dans les surprises du familier, dans la soudaine familiarité de l’inconnu. Devant le cliché signalétique, j’ai la révélation de me trouver à la place de l’homme signalé. Cela m’autorise à regarder son portrait qui est le mien.

La question serait: prendre la tête de l’image et lui tordre le cou.

“Pourquoi une ‘photo d’identité’ est-elle le plus souvent la plus pauvre, la plus terne, et la moins ‘ressemblante’ des photos ? Mais aussi, pourquoi dix photos d’identité de la même personne sont-elles si différentes les unes des autres? Quand donc quelqu’un se ressemble-t-il? Lorsque la photo montre de lui, ou d’elle, plus que l’identique, plus que la ‘figure’.
L’’image’, les ‘traits’ ou le ‘portrait’ en tant que relevé des signes diacritiques d’une ‘identité’ (cheveux noirs, yeux bleus, nez camus, etc.), et lorsqu’elle fait lever une mêlée interminable, peuples, parents, travaux, peines, plaisirs, pensées, refus, oublis, égarements, attentes, rêves, récits, et tout ce qui tremble et tout ce qui s’agite aux confins de l’image.
Rien d’imaginaire, rien que du réel: le réel est de la mêlée. Une vraie photo d’identité serait une mêlée indéfinie de photos et de graphies, qui ne ressemblerait à rien, et sous laquelle on inscrirait la légende d’un nom propre.” (J.-L. Nancy, Eloge de la mêlée)

L’affection des parents pour les images de leurs morts: ils les saluent, les embrassent, leur parlent. Comme si elles pouvaient contenir quelque chose.

Juin 1993