Daniel Loayza, O Tempora (S.P. MMXI), 2011

Dites qu’il est Italien. Son nom est celui d’une région pauvre et dure, comme une promesse de paysages méconnus. Voyez son goût très romain des ruines, par où s’affirme une discrète mais constante affinité avec Piranèse : noirs mordants, trait griffé, sens fastueux du silence, de la présence humaine anonyme, des architectures qui s’interrompent en plein ciel… De quand date l’invention de la ruine ? Depuis le temps que S. P. mène l’enquête – trente ans ou plus, fabriquant image par image ses preuves taciturnes et sincères – il doit bien avoir la réponse. C’est elle peut-être, entre autres, qu’il nous donne patiemment, rigoureusement à voir.

De quand, donc ? De la modernité, sans doute (car nous n’en avons pas fini avec elle) – de l’ouverture d’un sens nouveau de l’histoire et des lacunes dont elle crible toute tradition. Lacunes plutôt qu’abîmes, car S. P., qui fut et reste historien, se méfie des grands mots, préférant scruter les signes tels qu’ils perdurent, tant bien que mal, s’effaçant ou s’abîmant, martelés, marqués, manqués à même les matériaux. Et puisque crible il y a, S. P. l’assume et en joue : les réseaux de signes et de matières qu’il superpose paraissent se filtrer mutuellement, de façon à dégager non pas leur essence (il n’y a pas d’essence du singulier) mais une manière inédite d’être les uns par les autres détachés, affilés, concentrés dans leur apparition concrète.

Par là, son art n’est jamais loin de l’iconologie et nous propose une sorte de mnémotechnie muette, une archéologie de traces anonymes qu’il est seul à savoir convoquer ainsi. Oui, c’est bien à même le temps visible que Puglia travaille. L’histoire selon S. P. est partout, imprègne tout – sensible mais subliminale, jusque dans les fibres des êtres et les ombres des choses, comme les rayons spectraux d’une source lointaine et s’éloignant toujours plus vite de nous. Et cependant étrangement immédiate – d’une immédiateté seconde. Omniprésente pour qui sait voir, mais attendant d’être captée et révélée. Pour cela, S. P. dresse ses plaques et ses panneaux, et le passé qui s’y coagule paraît inventer sous nos yeux la mémoire encore à venir où il viendra se déposer. Est-ce pour cela que les œuvres de S. P. soutiennent si bien l’épreuve du temps ? Les heureux collectionneurs qui ont la chance d’en contempler chaque jour le savent bien : elles ne lassent pas, relancent le dialogue, même après des années – durant sans point final, résonnant sans point d’orgue, tandis que leur lexique n’en finit plus de s’articuler et de se recomposer, mi-fugace mi-fossile : glyphes de l’âge de bronze ou fragments engloutis de l’Encyclopédie, symboles tracés à la craie sur les murs noirs des métropoles, derniers vestiges des Vikings au Groenland… (Au fait, pourquoi le Groenland ? La géographie semble ici à l’image de l’histoire. S. P. aime les régions volcaniques, les montagnes, les rivages tourmentés – l’Islande, les îles Eoliennes, ces paysages où la Terre laisse affleurer une autre histoire plus large que la nôtre et qui a nom géologie. Et son amour des archipels tient peut-être à ce qu’ils se tiennent à l’écart, constituant autant de microcosmes où la finitude s’expose. Robinson et Gulliver, illustres naufragés et discrets ancêtres de Darwin, y survivent comme ils peuvent, livrés à la sauvagerie et à l’étrangeté du monde en attendant de revenir témoigner.)

… Ou dites qu’il est Grec. Déjà les mots dont on se sert pour tenter de décrire son œuvre l’auront laissé entendre : « logies », « technies » ou « graphies » de toute nature. « Histoires » aussi, d’ailleurs. Ce n’est sans doute pas un hasard. L’abstrait (le logique ?) et le concret (le graphique ?), partis de deux points opposés d’on ne sait quel espace commun, sont venus se rejoindre, tantôt fondus tantôt heurtés, télescopés dans la profondeur maigre de ces plans à la géométrie reconnaissable entre toutes – on devrait les appeler des « surfaces de Puglia ». Comment nommer ce que produit leur collision : des photologies ? des technographies ? A propos d’une certaine série, lui-même parle de « Topographies » : à ses yeux, la superposition d’une réalité et d’une vision (ou d’une lettre manuscrite et d’un chemin parcouru jadis, tous deux présents/passés : tracés) est analogue à celle d’un tel terme, « qui lit de la même manière », écrit-il, « en français et en allemand » (oui, dites aussi de S. P. qu’il est Allemand, via la Grèce). On y voit des mots gravés sur verre projetant leur silhouette transparente sur des paysages fuyants, traversés de multiples temps : celui de l’utopie, celui de l’ironie, et puis celui qui succède à la dévastation : temps grave, mélancolique, mais empreint d’une silencieuse sérénité, à la lumière unique de ce jour-ci. Un temps dont l’atmosphère reprend des couleurs de sang ou de vitrail, bleu veineux ou rouge artériel. Et du mélange ou du battement de tous ces temps – de leur tempérament – naît sous vos yeux une météorologie de rêve : tels les doigts d’un ciel d’encre effleurant notre sol, des cyclones errants y cherchent qui désigner dans les replis d’un paysage à figure absente.

Daniel Loayza
17 juin 2011

Daniel Loayza, S. P., 2005

Pour aborder le travail si actuel d’un artiste tel que Salvatore Puglia, certains très vieux mots, grecs ou latins, font très bien l’affaire, pour peu qu’on les prenne – ainsi qu’il nous y invite lui-même – suffisamment au sérieux. En voici trois.

“Photographie”. A l’ “écriture de/par la lumière”, où un réel rayonnant engendrerait de lui-même une image dont l’évidence glorieuse ne demanderait plus qu’à être captée, Puglia a toujours opposé une certaine méfiance, étayée sur une autre lecture du mot. Car il sait bien que la “graphie” dissimule ici un peu trop innocemment, et fait passer en contrebande, une écriture qui se donnerait pour allant de soi et comme imprégnant la fibre même du monde – une écriture, mais aussi bien (puisque c’est là ce que signifie le verbe graphein en grec), une gravure ou un dessin qui seraient donc naturels, d’où toute dimension subjective, culturelle, interprétative serait exclue. Aussi Puglia aime-t-il à rendre coup pour coup à la photographie. Tantôt, il retourne en quelque sorte l’un contre l’autre les deux termes qui la composent. Ainsi, la lumière voit souvent sa clarté voilée, grisée, éteinte ou noyée dans le grain du papier à force d’être diluée par (photo-)copie, quand elle n’est pas dénoncée ou attaquée à même son champ par des inscriptions, des incisions, des surimpressions qui lui contestent son statut privilégié de medium omniprésent et translucide. Tantôt, c’est à l’ensemble photographique que s’en prend l’artiste, soulignant, accusant, aggravant son caractère d’artefact ou de matériau, soit (par exemple) qu’il lui superpose d’autres images dissonantes, soit qu’il l’imprime sur un support transparent, restituant ainsi au regard, par-delà l’opacité fermée de la surface originale, une nouvelle profondeur à explorer. (Profondeur dont il faut souligner qu’elle n’est pas seulement perspective, mais également temporelle et personnelle. Le fond de certains travaux présentés ici est en effet constitué de fragments d’oeuvres anciennes, désormais remployées exactement selon les mêmes processus que n’importe quel autre élément constitutif. Le corpus de l’artiste n’est donc plus une archive personnelle intangible : il devient désormais une mine de matériaux susceptibles d’être recyclés. Si l’on ne peut que s’incliner devant le détachement et l’impartialité sereine avec lesquels Salvatore Puglia traite ou retraite ainsi son oeuvre passée, il n’en voudra pas à certains de ses admirateurs d’espérer qu’il ne poursuivra pas trop loin dans cette voie).

“Monument”. Le monumentum latin est d’abord un avertissement, une admonition, et le moyen dont on use pour les signifier. Pour que l’avertissement soit durable, il convient que le signe le soit : le monumentum est donc fait d’un matériau pérenne, et ses dimensions mêmes confirment qu’il est fait pour résister à l’usure du temps, et s’opposer immobile à son passage, depuis la place qui lui est solennellement assignée une fois pour toutes. Le monument, si l’on veut, est une machine (ou un piège) à mémoire, et sa présence est avant tout témoignage. Mais pour peu que cette présence soit moins comprise comme signe d’une mémoire à préserver que comme simple caractère monumental – comme affirmation emphatique d’une grandeur : qu’arrive-t-il alors ? D’une certaine façon, Puglia a effectué sur la monumentalité un travail critique analogue à celui qu’il a conduit sur la photographie. Il a disséminé, et ce à travers toute l’Europe, des sculptures fugitives, temporaires, délibérément abandonnées aux éléments ou au vandalisme. Il a aussi travaillé sur la récupération et la mise en scène mussoliniennes du passé monumental de l’Italie. Or il se trouve que le fascisme, en dévastant le tissu urbain autour des vestiges antiques au nom de leur “nécessaire solitude” de géants, les laissa du même coup à découvert et comme à nu, d’autant plus vulnérables aux bombardements. (De quoi donc témoignent désormais ces étranges silhouettes dissimulées sous des sacs de sable, qu’ont-elles à dire sur le sens de leur survie, maintenant qu’elles sont imprimées et reportées sur des substances aussi délicates et fragiles que le silicone, le rhodoïd ou l’organza ?)

“Inventaire”. En latin juridique, inventarium – terme que Salvatore Puglia a choisi pour intituler la présente exposition. Au sens strict, l’opération qui porte ce nom consiste à établir la liste descriptive et estimative des éléments d’une communauté (lorsque vient l’heure où cette communauté doit être liquidée) ou d’une succession (quand une mort impose de régler les questions d’héritage). Un inventaire n’intervient qu’après coup, une fois que tout est consommé ; relevant des traces, opérant des partages d’actifs et de passifs, il fixe un état des lieux en attendant qu’advienne peut-être une distribution nouvelle. Inventarium : un tel titre laisse donc déjà entrevoir que le travail de Puglia, minutieux, réfléchi, attentif aux moindres détails, inséparable d’une activité classificatrice ou sérielle, tient du procès-verbal. Car sa recherche, elle aussi, n’intervient qu’après coup. Après décès, serait-on presque tenté de dire, puisque cette recherche semble ne commencer que là où tout paraît avoir fini à tout jamais, sans retour possible (pour être plus exact, les figures si fréquentes de la ruine et du ravage paraissent toujours constituer chez lui des abords ou des approches de la déflagration majeure qui a troué le XXème siècle). Et par là, ce travail tient aussi du rapport – historique ou d’autopsie. Les oeuvres de Puglia paraissent à peu près toutes se détacher sur un fond discrètement endeuillé. Le sens presque douloureusement aigu de la fin révolue dont ces oeuvres témoignent, et l’attention que l’artiste porte à la scruter afin de déchiffrer sur ses vestiges le sens de ce qui s’est produit, expliquent sans doute en partie que depuis des années, l’une des nappes résurgentes de son travail s’alimente aux sources de la médecine et puise dans ses documents (gravures d’écorchés, anatomies, radiographies, planches anthropométriques reviennent régulièrement hanter la surface de ses images).

Est-ce à dire que l’art lui-même, en ces temps d’après la catastrophe, se réduit à n’être qu’une survivance, une enquête funèbre, une pratique aussi vestigiale, périssable et obsolète que les matériaux sur lesquels elle porte ? Le verbe latin dont dérive le mot inventarium inviterait d’abord à le penser : invenire, littéralement “venir (ou tomber) sur”, signifie en effet “trouver, découvrir” quelque chose de préexistant, plutôt qu'”inventer”. Ainsi, l’artiste aurait moins à produire de la pure nouveauté qu’à recueillir et interroger des données. Sans doute. Reste alors à savoir comment les choisir, où les chercher, comment les combiner ou les mettre en rapport. Et à quelle fin. Si donc Puglia ne se soucie pas trop de paraître original, c’est tout simplement au nom d’une certaine éthique, qu’il tient sans doute de sa formation d’historien. C’est en effet dans la pratique de l’investigation historique que sa vocation d’artiste s’est déterminée, au contact des documents et de leur charge d’opacité temporelle. Histoire, historia : sans doute est-ce par ce très vieux mot grec qu’il aurait fallu commencer. Il signifia d’abord quelque chose comme “enquête” ou “investigation”. Il finit par être le nom de cette pratique (de ce désir) de savoir qui amena il y a vingt-cinq siècles un certain Hérodote à voyager pendant des années pour accumuler les faits et les versions que les hommes en donnent, à les superposer, à les soumettre à examen, à les mettre en lumière, à en surprendre les discordances, et puis à en écrire un inventaire destiné à durer – tout cela pour tenter de comprendre de quoi son présent était fait.

Daniel Loayza
24. XII. 2004