Dites qu’il est Italien. Son nom est celui d’une région pauvre et dure, comme une promesse de paysages méconnus. Voyez son goût très romain des ruines, par où s’affirme une discrète mais constante affinité avec Piranèse : noirs mordants, trait griffé, sens fastueux du silence, de la présence humaine anonyme, des architectures qui s’interrompent en plein ciel… De quand date l’invention de la ruine ? Depuis le temps que S. P. mène l’enquête – trente ans ou plus, fabriquant image par image ses preuves taciturnes et sincères – il doit bien avoir la réponse. C’est elle peut-être, entre autres, qu’il nous donne patiemment, rigoureusement à voir.
De quand, donc ? De la modernité, sans doute (car nous n’en avons pas fini avec elle) – de l’ouverture d’un sens nouveau de l’histoire et des lacunes dont elle crible toute tradition. Lacunes plutôt qu’abîmes, car S. P., qui fut et reste historien, se méfie des grands mots, préférant scruter les signes tels qu’ils perdurent, tant bien que mal, s’effaçant ou s’abîmant, martelés, marqués, manqués à même les matériaux. Et puisque crible il y a, S. P. l’assume et en joue : les réseaux de signes et de matières qu’il superpose paraissent se filtrer mutuellement, de façon à dégager non pas leur essence (il n’y a pas d’essence du singulier) mais une manière inédite d’être les uns par les autres détachés, affilés, concentrés dans leur apparition concrète.
Par là, son art n’est jamais loin de l’iconologie et nous propose une sorte de mnémotechnie muette, une archéologie de traces anonymes qu’il est seul à savoir convoquer ainsi. Oui, c’est bien à même le temps visible que Puglia travaille. L’histoire selon S. P. est partout, imprègne tout – sensible mais subliminale, jusque dans les fibres des êtres et les ombres des choses, comme les rayons spectraux d’une source lointaine et s’éloignant toujours plus vite de nous. Et cependant étrangement immédiate – d’une immédiateté seconde. Omniprésente pour qui sait voir, mais attendant d’être captée et révélée. Pour cela, S. P. dresse ses plaques et ses panneaux, et le passé qui s’y coagule paraît inventer sous nos yeux la mémoire encore à venir où il viendra se déposer. Est-ce pour cela que les œuvres de S. P. soutiennent si bien l’épreuve du temps ? Les heureux collectionneurs qui ont la chance d’en contempler chaque jour le savent bien : elles ne lassent pas, relancent le dialogue, même après des années – durant sans point final, résonnant sans point d’orgue, tandis que leur lexique n’en finit plus de s’articuler et de se recomposer, mi-fugace mi-fossile : glyphes de l’âge de bronze ou fragments engloutis de l’Encyclopédie, symboles tracés à la craie sur les murs noirs des métropoles, derniers vestiges des Vikings au Groenland… (Au fait, pourquoi le Groenland ? La géographie semble ici à l’image de l’histoire. S. P. aime les régions volcaniques, les montagnes, les rivages tourmentés – l’Islande, les îles Eoliennes, ces paysages où la Terre laisse affleurer une autre histoire plus large que la nôtre et qui a nom géologie. Et son amour des archipels tient peut-être à ce qu’ils se tiennent à l’écart, constituant autant de microcosmes où la finitude s’expose. Robinson et Gulliver, illustres naufragés et discrets ancêtres de Darwin, y survivent comme ils peuvent, livrés à la sauvagerie et à l’étrangeté du monde en attendant de revenir témoigner.)
… Ou dites qu’il est Grec. Déjà les mots dont on se sert pour tenter de décrire son œuvre l’auront laissé entendre : « logies », « technies » ou « graphies » de toute nature. « Histoires » aussi, d’ailleurs. Ce n’est sans doute pas un hasard. L’abstrait (le logique ?) et le concret (le graphique ?), partis de deux points opposés d’on ne sait quel espace commun, sont venus se rejoindre, tantôt fondus tantôt heurtés, télescopés dans la profondeur maigre de ces plans à la géométrie reconnaissable entre toutes – on devrait les appeler des « surfaces de Puglia ». Comment nommer ce que produit leur collision : des photologies ? des technographies ? A propos d’une certaine série, lui-même parle de « Topographies » : à ses yeux, la superposition d’une réalité et d’une vision (ou d’une lettre manuscrite et d’un chemin parcouru jadis, tous deux présents/passés : tracés) est analogue à celle d’un tel terme, « qui lit de la même manière », écrit-il, « en français et en allemand » (oui, dites aussi de S. P. qu’il est Allemand, via la Grèce). On y voit des mots gravés sur verre projetant leur silhouette transparente sur des paysages fuyants, traversés de multiples temps : celui de l’utopie, celui de l’ironie, et puis celui qui succède à la dévastation : temps grave, mélancolique, mais empreint d’une silencieuse sérénité, à la lumière unique de ce jour-ci. Un temps dont l’atmosphère reprend des couleurs de sang ou de vitrail, bleu veineux ou rouge artériel. Et du mélange ou du battement de tous ces temps – de leur tempérament – naît sous vos yeux une météorologie de rêve : tels les doigts d’un ciel d’encre effleurant notre sol, des cyclones errants y cherchent qui désigner dans les replis d’un paysage à figure absente.
Daniel Loayza
17 juin 2011