Laura Serani, Le jardin des monstres, 2014

L’attraction de Salvatore Puglia vers les arts visuels a rejoint rapidement le territoire de ses études et sa fréquentation de l’histoire, en tant que chercheur, pour aboutir à une recherche basée sur le recours à l’image documentaire comme support d’interventions artistiques, selon une pratique qui considère les traces de l’histoire comme matière à transformer.

Son activité d’artiste implique depuis une recherche permanente de sources  qui deviennent objet de lectures évolutives, dans un processus où démarche historique et artistique sont toujours structurellement liées.

Ses investigations nous plongent dans un univers atemporel ,  habité de références culturelles de toute sorte, un peu à la maniere des encyclopédistes, où affleurent également des préoccupations contemporaines.
En mélangeant époques, faits historiques, textes classiques, mythologie et sciences sociales, Puglia propose des nouvelles perceptions du passé et du present.
Les titres de ses travaux, Ritratto dell’artista da figliuol prodigo,  Six leçons de drapé, Anabasis, L’art de la guerre , Les âmes du Purgatoire, Les préoccupations du père de famille,…. donnent le ton de son oeuvre, originale, subtile et engagée.

Depuis 1986 Salvatore Puglia se consacre aux arts visuels et vit actuellement dans le sud de la France où la lumière rappelle davantage celle de Rome où il a vécu jusqu’à l’age de vingt-cinq ans.

Un pas en arrière, fin des années 70, en Italie lentement ou précipitamment se dessinait l’avenir de notre génération, pendant que l’espoir de transformer le monde s’estompait et le choix des chemins personnels se définissait. Comme autant de matérialisations de désirs et d’intérêts différents, cohabitaient sur la table, piles de feuilles remplies à l’Olivetti Lettera 22, pinceaux et couleurs destinés aussi bien aux abstractions à la Miro’ que Salvatore dessinait sur des cartons longs et étroits,  anticipation du format panoramique affectionné plus tard , que aux aquarelles insipides que d’autres peignaient,  tout en découvrant Tina Modotti,  synthèse d’art et de politique et en apprivoisant le premier Nikkormat qui a gardé la mémoire de ces moments.
En 1980, finie l’été romaine et les traversées de la ville en lambretta, Salvatore Puglia a commencé à alterner les voyages à travers l’Europe et les séjours de plus en plus longs à Paris. Les premiers années parisiennes, vécues dans une atmosphère post bohème et denses de rencontres rue de Condé, seront celles du virage définitif vers un parcours totalement dédié à la pratique artistique, sans hésitations ni concessions, mais où l’histoire devait rester toujours presente, dans une symbiose qui caractérisera tous ses travaux jusqu’à aujourd’hui.

Il y’a quelque temps Puglia écrivait à propos de sa démarche:
« Après avoir pratiqué pendant quelques années le montage de documents écrits et visuels, j’ai été naturellement amené à la tentative de cerner une “photographie de l’histoire”. Me limitant à considérer la photographie dans sa plus stricte fonction
reproductrice, je l’utilise comme pièce à conviction, dans des ensembles à la structure sérielle, qui ne prétendent pas reconstruire un sens mais qui tentent de questionner notre manière de regarder le passé. Les images que je montre sont le plus souvent mutilées, réduites à des fragments qui ne permettent pas d’imaginer une unité qui les prolongerait ; elles sont parfois brouillées par des couches superposées de documents graphiques ou iconographiques. Si la reproduction fonctionne comme un outil de conservation, cela va
nécessairement de paire avec de la perte. L’image originaire étant de toute manière perdue, il reste les infinies possibilités de la recréer dans notre imaginaire. »

L’histoire sociale ou familiale, les histoires d’inconnus ou des siens à travers les images des archives de la police et du docteur Charcot ou celles des albums de famille, ont commencé à habiter des surfaces mutantes en donnant corps à des récits parfois aux allures de labyrinthes où les seuls liens entre les images sont des indices autobiographiques

Encres et laques, fils et aiguilles inventent et soulignent silhouettes et contours,  perforèrent et imprègnent toile et papier calque , s’étalent sur cire, plomb, céramique , verre et miroirs : autant de langages pour récrire l’histoire.
Les recherches de Puglia s’expriment à travers supports et outils différents en jouant la stratification, en allusion à celle de la mémoire et aux traces d’un passé toujours sous-jacent dans la représentation du présent.
Les voyages et les contaminations sont permanents entre l’histoire et l’histoire de l’art mais aussi entre différents pratiques, le dessin, le collage, l’incision, le moulage ..
La photographie au fil du temps est devenue déterminante et prédominante,  avec la ré-appropriation d’images préexistantes ou bien avec la réalisation de nouvelles, mais la photographie interesse Puglia toujours en tant que élément documentaire, vecteur de mémoire, témoin de l’absence.

Sans limites dans l’exploration des champs cognitifs et des langages visuels et techniques,  l’ensemble de l’oeuvre  de Puglia est aussi complexe et multiforme  que cohérente et immédiatement reconnaissable. Des constructions savantes s’accompagnent souvent d’un trait incertain donnant vie à des étranges contrastes entre la pensée élaborée qui préside au processus créatif et le recours à un trait souvent volontairement maladroit
Ce trait incertain, avec le quel Puglia dessine et brode des figures indéfinies qui évoquent des ombres ou les marques laissées sur les murs et les tapisseries par des objets disparus, ou avec le quel, d’une écriture tremblante, il retranscrit  textes classiques, épitaphes et sonnets , est une constante dans son oeuvre

Comme si les certitudes du travail de chercheur se confrontaient à une légitimité que Puglia ne voudrait toujours pas reconnaitre au geste. De ce fragile déséquilibre naissent des oeuvres d’une poésie vibrante.

Autre constante, l’adoption du noir et blanc et le recours quasi exclusif à une seule couleur. Couleur, souvent aussi matière et épaisseur, qui souligne l’écart temporel et attire le regard sur cet élément, introduit dans l’image originelle, qui aurait pu changer le cours de l’histoire et qui en modifie la perception.

Tel un spéléologue de la mémoire collective ou privée, Puglia revisite, méticuleusement et à sa façon, lieux et épisodes toujours inattendus; de ses fouilles émergent des reconstitutions intrigantes qui ouvrent d’autres perspectives d’investigation de l’histoire et des nouvelles visions.

L’exposition Au jardin des monstres réunit des travaux récents axés autour des relations entre histoire et nature, paysage et intervention humaine, relations variables au cours du temps.
Le mot jardin, synonyme d’espace et de nature apprivoisés, contraste avec celui de monstre,  figure, par excellence, de l’incapacité humaine à controller la nature et ses créatures.
Le décor est planté et en avançant on peut s’attendre à toute sorte de rencontres.
Objet des récentes explorations de Puglia, des régions aujourd’hui difficilement accessibles et peu peuplées, come la Tuscia, au nord de Rome, disséminée de sites archéologiques abandonnés où les ruines gardent les traces des fonctions successives recouvertes depuis la préhistoire à nos jours, tombes étrusques, refuges de guerre ou bergeries. A tour de rôle, la végétation ou l’intervention humaine ont eu raison de l’autre. En intervenant sur ces lieux avec l’intrusion d’objets étrangers et anachroniques , à forme de langues ou de feuilles en latex, aux couleurs fluorescents, Puglia opere une ultérieure stratification de lexiques que, tout en renvoyant à l’histoire de l’art, trouble le rapport au temps et la vision romantique du paysage.

Dans ces images, désignées par Puglia Land Paintings, on retrouve ses préoccupations d’ investigation historique et ses dispositifs créatifs habituels.  Mais la surprise est permanente pour ce qui concerne les lieux ré-visités et la juxtaposition des éléments glissés ou cousus dans les images. Des animaux sauvages apparaissent dans une campagne domestiquée. Des traces incongrues d’un passage humain récent investissent des sites à la végétation impénétrables ou des espaces aseptiques. Une langue enduite de pigment rouge fluorescent, rend tout son pouvoir à l’Ogre de Bomarzo, un des monstres de ce parc, extravagance de la Renaissance et repaire de dragons, sphinx et demeures penchées. A partir de l’introduction in situ d’un élément que une fois photographié donne vie à une oeuvre à part entière, Puglia produit celle qu’il appelle une archeologie inversée, en ajoutant des nouvelles stratifications à celles existantes.
Liée au paysage, la question du rupestre, au centre des réflexions de Puglia depuis un certain temps, est posée de façon différente par chaque pièce présente dans l’exposition, permettant de constituer une sorte du traité illustré du « rupestre », dont ses mots introduisent bien le concept :
« Si “rupestre” est l’intervention de l’homme sur la nature, qui devient ainsi “oeuvre” (les peintures, les sanctuaires, les rochers sculptés, les pierres gravées), aussi un artefact humain peut devenir rupestre, une fois qu’il est abandonné et que la nature reprend ses droits.
Certainement, là où nature et histoire se rencontrent, on est dans le rupestre. Que ça soit l’évanescence de l’histoire face au retour de la nature, ou la défaite de la nature face à l’avancée de l’histoire. »