Été 1999, à Paris. Salvatore Puglia n’est pas là. De lui, je ne connais qu’un texte sur “l’art de la radiographie” et deux œuvres vues chez une amie. Assez pour m’attirer dans son petit atelier momentanément déserté, où s’entassent, au risque de se briser, des montages photographiques énigmatiques, sur des plaques de verre superposées, cernées de fer ou de plomb. Coïncidence: l’artiste qui travaille sur l’absence, la trace, le fragment, est parti quelque temps et laisse derrière lui des restes d’expositions, des strates d’inspiration, des socles en vrac et des œuvres en piles.
Il faut sortir ces dernières une à une et les lever dans la lumière. Se révèlent alors des images trouées comme la mémoire et troublantes comme des confidences, des images sans fond et donc sans fin pour l’imagination. Visages graves et postures figées de sujets non identifiés, pages de manuscrits ou feuillets de partition détachés d’on ne sait quelle liasse, clichés radiographiques ou planches anatomiques, les lignes et les signes se chevauchent et se métamorphosent. Salvatore Puglia n’accumule pas, il trie, transforme, et invente un art qui magnifie la fragile transparence des traces. Au trompe l’œil d’un passé trop plein, il préfère les déliés d’une réminiscence menacée, le “souvenir tel qu’il brille à l’instant d’un péril” dont parlait Walter Benjamin.
La découverte de son œuvre ressemble à une reconnaissance. J’y retrouve des thèmes, des matériaux, des motifs familiers, des obsessions tenaces, des impressions anciennes aussi. Ces clichés, par exemple, qui m’ont toujours fascinée. Dans mon enfance et mon adolescence, l’appartement familial était aussi le cabinet radiologique de mon père. Les patients (on avait moins le souci de l’euphémisme alors et l’on parlait plutôt de “malades”), étaient des hommes et des femmes en pièces détachées: ma mère ou les secrétaires disaient “l’estomac attend dans le salon, le poumon est en retard” et c’était si banal que cela n’amusait personne… Les mots, comme les “radios”, évoquaient des corps fragmentés et sans véritable densité. Les images radiographiques sont de fantomatiques ébauches, ce qui est le plus dur y apparaît en clair, les os sont des formes blêmes, les tissus des masses plus sombres. Pour qui sait les interpréter, ici une ligne, ailleurs une tache, sont le signe d’une fracture ou d’une tumeur. Le mal est révélé et, en même temps, déréalisé. Cette plongée dans le corps n’atteint pas le vif du sujet.
J’ai pensé, plus tard (mais avant que l’on en face du cinéma), qu’il en allait un peu de même des représentations de la Shoah : ces images insistantes, qui toutes se ressemblent, de spectres inconnus, de corps décharnés, de squelettes ambulants. Une série de clichés ternes du malheur, tirés de cet univers gris de la mort en série, où la famille de mon père, comme tant d’autres, a péri. C’est pour cela, peut-être, qu’après avoir, toute l’année, fait de la radiologie, il passait ses étés à photographier ses filles sur fond de décor touristique ensoleillé. D’un côté l’invisible de corps souffrants et morcelés, de l’autre la continuité obstinée de la vie, des deux il constituait le témoignage en image, en ne racontant rien, ni de la mort des siens, ni de leur vie avant.
Ombre portée d’un passé plombé, héritage lacunaire, silence de la mémoire, il me semble que c’est aussi cela dont parle Salvatore Puglia. Plus qu’une résonance, une connivence, je crois. Cet “ art de l’histoire ” qu’il réalise et défend, n’a rien de commun avec la sauvegarde étouffante, le culte de ce que Nietzsche appelait “l’histoire antiquaire”, la sacralisation du passé, la ritualisation glacée des commémorations. Il a, littéralement, tout à voir avec le sauve-qui-peut d’une création libre, capable de se jouer de la disparition, de la montrer à l’œuvre et, en même temps, de la tenir en suspend. C’est un art du passage.
Cet été 1999, Salvatore Puglia est parti ériger, dans la montagne norvégienne, une œuvre périssable: de hautes stèles de bois rouge, évidées pour que s’y découpe les silhouettes d’ancêtres du lieu, retracées à partir d’anciennes photos. Il ne sait pas combien de temps elles résisteront à l’érosion. L’idée est belle, séduisante, subversive. Contre l’illusion monumentale des fondations identitaires, elle dit le devenir, entre la présence et l’absence, le souvenir et l’oubli.
Nicole Lapierre