Depuis une vingtaine d’années, je mène un travail d’artiste dont le sujet est notre héritage historique. Je m’efforce d’élaborer une iconographie qui prolonge et désoriente le regard que nous portons sur “nos” portraits de famille. Pour ce faire, j’ai rassemblé des actes d’archives, des diagrammes scientifiques, des écritures administratives, ainsi que des clichés signalétiques d’identification judiciaire et des planches d’ouvrages d’anthropologiques. Ce matériau m’a servi à élaborer des nouvelles images.
Après avoir pratiqué pendant quelques années le collage de documents écrits et utilisé des documents originaux mélangés à la peinture, j’ai été naturellement amené à la tentative de cerner une “photographie de l’histoire”.
Me limitant à considérer la photographie dans sa plus stricte fonction reproductrice, je l’ai utilisé comme pièce à conviction fragmentaire, dans de grands ensembles à la structure équarrie, qui ne prétendaient pas reconstruire un sens mais qui prétendaient questionner notre manière de regarder le passé. Les images que je montrais étaient le plus souvent mutilées, réduites à des fragments qui ne permettaient pas d’imaginer une unité qui les prolongerait; elles étaient parfois rendues illisibles par des couches superposées de documents graphiques ou iconographiques.
Les radiographies découpées, que j’utilisais comme des écrans ou des filtres, formaient sur ces images un jeu d’ombre et de lumière, de transparence et d’opacité. La radiographie, à la fois reproduction abstraite et négatif de ce qui est caché à l’intérieur du corps, est une forme d’écriture du corps lui même, une écriture qu’il faut déchiffrer et interpréter. La transparence du corps radiographié ouvrait une réflexion sur l’impossible perméabilité de l’image photographique. Comment percer et déstabiliser ses formes si saturées et si définitives?
J’ai donc reproduit “nos” photographies sur des supports transparents, de simples feuilles d’acétate Je les ai superposées à d’autres photographies – qui “n’ont rien à voir” – ou à des anciens travaux personnels, découpés et repeints. J’ai agrandi des détails jusqu’à les rendre abstraits. J’ai caché ces images sous des grilles métalliques, qui renvoyaient à des signes pré-grammaticaux. Je les ai montées entre deux verres, dans des structures qui les écartaient du mur et qui permettaient à une quelconque source de lumière de les transformer en ombres. Ces ombres étaient déformées ou déformables, suivant l’inclinaison de la lumière et la rotation du cadre.
Avec l’ombre, je retrouvais le premier stade de la reproduction. Avec l’utilisation de supports de production industrielle et typiques de notre époque, comme les rhodoïds, les films transparents, les gélatines, les couleurs fluorescentes, je voulais ôter sa solennité, son aura, à l’icône originaire, pour ne présenter que des simulacres.
De plus, ces matériaux permettent de “sublimer” un sujet trivial, ou de banaliser un sujet prétentieux. Pourrait-on trouver, par là, une manière de contourner la question qui tracasse tout artiste visuel: la défaillance du sujet?
Si la reproduction fonctionne comme un outil de conservation, cela va nécessairement de paire avec de la perte. L’image originaire étant de toute manière perdue, il reste les infinies possibilités de la recréer dans notre imaginaire.