Quatre thèses sur l’esthétique du fascisme (2003-2015)

monumenti

t-01

T-01. La solitude des monuments

«I monumenti debbono giganteggiare nella loro necessaria solitudine», les monuments doivent dominer dans leur solitude nécessaire (Mussolini, 1936).

Ces images photographiques représentent des monuments et des œuvres d’art importants, abrités pendant la seconde guerre mondiale dans des architectures éphémères, en Italie. Il existe des photographies similaires pour tous les autres pays qui prirent part au conflit, ce qui nous fait imaginer à quoi devait ressembler le paysage urbain en Europe en ces années-là.
Ces emballages de briques, de sacs de sable et de couvertures matelassées, assez inefficaces en cas de bombardement direct, préservaient toutefois les fresques et les sculptures des éventuels éclats d’une explosion proche.
Dans la documentation des services du patrimoine national italien (Direzione Generale delle Arti, La protezione del patrimonio artistico nazionale dalle offese della guerra aerea, Firenze 1942) ces œuvres emprisonnées et soustraites au regard pour le bénéfice duquel elles avaient été conçues nous apparaissent dans l’état d’attente d’une catastrophe qui, par le fait même d’être ainsi annoncée, est déjà présente, et prendra parfois la forme de la dévastation qui ne fera de ces belles églises qu’un tas de débris anti-esthétiques.
La citation du discours de Mussolini que j’ai mise en exergue est un manifeste programmatique, me semble-t-il, qui peut être pris mot par mot comme une annonce de la catastrophe à venir: «monument», «dominer», «solitude», «nécessaire». C’est sur la base d’une telle conception idéologique que les édifices antiques de Rome ont été, pendant le Ventennio fasciste, «nettoyés», libérés de toute stratification et superposition historique; des quartiers d’habitation entiers (ainsi qu’une ou deux collines) ont étés rasés autour de ces monuments, pour les rendre plus visibles, pour leur attribuer un statut d’icône symbolique, à laquelle «se ressourcer».
Assez représentative de cette conception est la Tabula rasa faite autour du mausolée d’Auguste, qui reste comme une blessure insoignable en plein milieu de la ville, infligée au nom de l’équation empire romain-empire fasciste. Il fut un moment pourtant où était encore ouverte la lutte entre modernisme et post-futurisme d’un côté (assez soutenus par Mussolini, qui y voyait les réalisations de son «homme nouveau») et de l’autre côté un classicisme néo-impérial appuyé par la plupart des Gerarchi du régime. Ce conflit, qui devint explicite et public autour de 1934, se solda provisoirement par l’évident compromis du pavillon italien de l’Exposition universelle de Paris, en 1937. Mais vers la fin de la décennie les architectes rationalistes devaient désormais s’incliner devant les exigences de la représentation monumentale.
Dans les mêmes années en Allemagne il n’y avait pas vraiment de conflits esthétiques, mais on peut dire que cohabitaient d’une part une ligne officielle «dorienne» – linéaire et monumentale et très ennemie des fantaisies et des expérimentations bourgeoises et individualistes – et d’autre part un fort penchant sentimental et nostalgique d’un âge perdu. La coexistence de ces deux âmes est ce qui peut nous faire dire que le fascisme c’est le kitsch. Et ce parce que le kitsch, représentation volontariste de l’harmonie, «est une forme dégradée du mythe» (Saul Friedländler Reflets du nazisme, Paris 1982, p. 147).
Mais n’y a-t-il pas une étonnante similarité entre ces carapaces provisoires que je présente ici et les réalisations architecturales de ces deux régimes? Et pourquoi éprouvons-nous, avouons-le, une fascination pour ces formes dégradées et dégradantes?

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T-02. Die Ruinenwerttheorie

«Dans ce contexte, je devrais peut être consacrer quelques mots à la prétendue “Théorie de la valeur de ruine” (Theorie vom Ruinenwert), qui ne vient pas d’Hitler. Il s’agit de ma propre théorie!
J’avais eu l’occasion de voir comment les décombres d’une remise de tramways à Nuremberg, bâtie en fer et en ciment, étaient éparpillés aux alentours. Quelle impression désagréable donnait ce tas de gravats! A cette vue, je me dis que nous ne devrions pas construire nos édifices les plus importants en béton armé, mais au contraire, tirer parti des techniques de construction des Anciens, de manière à rendre de telles structures plaisantes à la vue, même une fois en ruines. A la suite de ça, j’essayai d’approfondir mes idées à ce sujet, et je réalisai un grand dessin, malheureusement perdu, du Zeppelinfeld de Nuremberg. Il ressemblait à une ruine couverte de lierre. Quand je soumis ce dessin à Hitler, certains de ses collaborateurs étaient présents; ils prirent comme un sacrilège le fait même d’imaginer que le Reich d’Hitler pouvait durer moins que l’éternité.
Mais Hitler considéra que la pérennité de ses monuments était un sujet de discussion pertinent; il savait à quel point le fascisme de Mussolini avait trouvé un grand soutien dans la présence des édifices impériaux à Rome: des icônes ou des mémoriaux d’une époque révolue dans laquelle on comptait se ressourcer.
Sans doute à cause des coûts énormes que de telles techniques de construction auraient impliqués, seuls quelques bâtiments très particuliers – d’après Hitler – pouvaient être construits suivant cette théorie: le stade de Nuremberg par exemple, les Champs de Mars et, à Berlin, la Soldatenhalle et la grande salle des rassemblements, le palais de Hitler et peut être aussi l’Arc de Triomphe.»
Albert Speer, Technik und Macht, Esslingen 1979, pp. 49-50.

En exergue à ces propos, il est peut-être intéressant de savoir que le Zeppelinfeld de Speer, « la plus grande tribune du monde », qui accueillait des défilés de 100 000 membres de son parti, est aujourd’hui – quoique dévêtu des marques les plus évidentes de sa fonction originelle comme les colonnades et l’aigle gigantesque – un parc de loisir où ont lieu des courses de voitures ou des concerts rock en plein air.

En effet, ce qui m’intéresse dans le discours de Speer c’est l’équivalence qu’il fait entre ruine et monument. Le monument a toujours un doigt pointé quelque part, il indique toujours une direction dans le temps, qu’il soit là pour souvenir (Denkmal en allemand) ou pour admonition (Mahnmal en allemand). Comme déjà le faisait remarquer Leopardi, en pleine époque romantique, dans son Zibaldone di pensieri, on édifie un monument pour contrer l’idée de finitude.

(06a-06b-06c) Je trouve intéressant de voir comment un régime à l’apogée de sa puissance peut déjà s’intéresser aux formes de sa propre chute. De mon coté, je me suis intéressé à des ruines « involontaires » : les images utilisées pour ce travail ont été prises dans trois lieux : à Rome, à l’Antiquarium comunale du Celio, un véritable cimetière en plein air pour les vestiges archéologiques qui, trop fragmentaires ou dispersés ou anonymes, n’ont pas trouvé preneur même dans les entrepôts des musées ; à Bagnoli, près de Naples, dans les bâtiments industriels désaffectés et promis à la démolition de l’Italsider ; à Potsdam, dans les parcs où les rois de Prusse bâtirent, à l’âge romantique, une forme d’identification avec l’antiquité classique.

Ces entassements de gravats sont apparemment l’antithèse de ce que Hitler et Speer entendaient par « ruine de valeur » ou « valeur de ruine ». En même temps, je ne suis pas sûr que ce qui m’a fait sauter par-dessus les grilles de ces sites pour les photographier ne soit pas une version, peut-être plus consciente ou plus « dé-construite », d’une pareille attirance pour la ruine en soi. Bien sûr, il ne s’agit pas là de la pathétique nostalgie pour un monde méditerranéen qui pouvait se prévaloir d’une histoire ancienne et d’un passé monumental, nostalgie qui poussa nombre d’aristocrates allemands à se faire construire dans les parcs de leurs châteaux des Künstliche Ruine (ruines artificielles) de bois et de plâtre peint. Mais cette fascination pour la ruine romantique, bien évidente dans le texte de Speer, et qui lui vient tout droit du XVIIIe siècle, est typique de ces êtres rationnels qui misent sur leur propre persistance dans les temps à venir. (07-08)

Quand j’ai photographié le site de la « tour normande », avec ces arcades « romaines » et son temple « grec » (c’était en 2003), j’ai trouvé assez amusant le fait que l’on soit en train de le restaurer à son état de « fausseté originelle ». Celle-ci a été ma tentative de traduction : (09a-09b)

Juste à titre de parenthèse, je voudrais montrer ici quelques images illustrant une esthétique de la ruine. Il me paraît que toutes, dans leur diversité, témoignent d’une vision de la ruine comme d’un épisode dans une continuité linéaire du temps : ce sont des images „pré-benjaminiennes“. La chute n’est pas encore la catastrophe.

(10a) Un Capriccio di rovine de Giovambattista Piranesi, 1756. Je vous prie de remarquer la taille des personnages par rapport à celles des vestiges entassés.

(10b) Rovine di una galleria di statue nella Villa Adriana, de Piranesi, achevé en 1770.

(11) Le désespoir de l’artiste devant la grandeur des ruines antiques, Johann Heinrich Füssli, 1780.

(12) Vue de la grande galerie du Louvre en ruines, de Hubert Robert. Cet artiste éclairé et savant, tout en participant activement aux acquisitions et à l’aménagement du nouveau musée du Louvre, dans les années autour de 1795, se projetait déjà dans le futur.

 

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T-03. Sentimentalisierung ist Verbrechen

«L’art ne trouve pas son fondement dans le temps, mais uniquement dans les peuples…» Hitler, 1937.

«L’artiste qui croit devoir peindre pour son temps ou pour servir le goût du temps n’a pas compris le Führer. La mise du jeu est pour l’éternité! Créer l’éternel à partir du temporel, voici le sens de toute entreprise humaine.» Baldur von Schirach, 1941.

Les Balilla (du nom d’un jeune Génois qui, en lançant une première pierre, donna le signal de l’insurrection contre les occupants autrichiens, en 1746) étaient les enfants entre six et douze ans qui étaient encadrés dans les nombreux corps paramilitaires du fascisme italien (entre trois et six ans on était Figlio della Lupa; entre treize et dix-huit on était Avanguardista; à partir de dix-huit on était Giovane Italiano).
Dans la pose photographique (bien entendu, toute photographie «isole» et «iconise» son sujet) l’enfant est «promis», consigné par les adultes qui en ont la responsabilité au régime qui lui garantira le futur dans lequel il est ainsi inscrit. En témoignent les trois variantes sur le thème que nous vous proposons dans la documentation ci-jointe: enfant en uniforme qui fait le geste fasciste; enfant en uniforme avec gourdin; enfant en uniforme avec portrait du Duce.
Cette tendresse dans l’acte de placer le bambin devant l’objectif photographique, qui est finalement la même avec laquelle nous prenons nos fils en photo, est assortie d’une menace: ce gamin est déjà un soldat, et il sera dans le camp des vainqueurs. Son uniforme le protège déjà, tout en lui donnant les repères symboliques et idéologiques de sa vie d’adulte. En même temps, nous savons que ce père qui, avec toute la fierté du monde, a amené son fils au studio photographique du coin, est un Abraham qui utilise l’objectif au lieu du couteau sacrificiel: «This child is dying», dirait Chris Fynsk (Infant Figures, Stanford 2000, pp. 49-130).
En effet l’infans, le sans-parole, ne peut pas dire de quelle fin il aimerait finir. Ces gamins sur lesquels on opère une chirurgie photographique (moi-même, n’ai-je pas été placé devant un gros appareil noir, dans une arrière-boutique qui sentait le moisi et l’Odradek, après avoir été déguisé en petit Bersagliere, avec sur la tête un drôle de chapeau dur et rond garni de plumes de coq?) me font inévitablement penser à ces animaux utilisés pour les expérimentions scientifiques, à ce Max, par exemple, chimpanzé mâle de neuf ans qui, revêtu d’une salopette marquée de points et de lignes, est poussé à marcher en ligne droite, vers la caméra et son flash automatique. Cela n’a – bien sûr – rien à voir avec le fascisme. Il s’agit là d’expérimentions scientifiques tout à fait légitimes et assez récentes pour échapper à toute analogie historique (le livre dont j’ai tiré ces extraits, Le centre de gravité du corps et sa trajectoire pendant la marche, est paru en 1992, par les soins du Centre National de la Recherche Scientifique). La démarche du chimpanzé y est analysée en comparaison avec celles de l’homo sapiens adulte et de l’homo sapiens enfant.
Ce qui finalement nous attire dans ces expérimentations c’est – au delà de l’accoutrement du sujet, qui est masqué un peu comme un monument en temps de guerre ou comme un de nos Balilla – le fait qu’il soit aliéné de son individualité multiple pour en extraire les signes d’un seul de ses attributs – la démarche, dans ce cas-là. Ce qui fait qu’il ne nous est connu qu’en tant que signe réifié. De la même manière, nous épions et interprétons les gestes d’un être aimé, sa respiration même, comme des signes qui nous sont adressés, sans voir que cet être est en train de s’éloigner de nous et de notre propre fascisme, c’est-à-dire de la volonté de cooptation de l’autre dans notre système à nous.

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T-04. Colpi proibiti

«Parce que, pour le fasciste, tout est dans l’Etat, et rien d’humain ou de spirituel n’existe, ni n’a de valeur, en dehors de l’Etat». Enciclopedia italiana, volume XIV (1932), article «Fascismo», chapitre «Dottrina», signé par Benito Mussolini mais rédigé par le philosophe Giovanni Gentile.

Mais qu’est-ce qu’il a à voir avec le fascisme et son esthétique, ce travail qui a pour titre Coups interdits? En fait, il n’est pas plus que la simple reproduction parodique de deux planches de l’Enciclopedia italiana, illustrant l’article «Pugilato» (boxe) et montrant les coups de défense, ainsi que ceux défendus (qui sont aussi répertoriés, ça va de soi, pour qu’on puisse les sanctionner). Je me suis ainsi amusé à superposer schivata indietro et colpo di gomito, parata col braccio sinistro et colpo al rene (ingl. kidney punch), bloccata col guanto destro et entrata con la testa.
A regarder avec un minimum d’attention ces images, on voit comment les deux braves boxeurs ont été placés sur le fond d’un bâtiment d’inspiration classiciste. Il s’agit sans doute de l’Accademia fascista di Educazione fisica, édifiée entre 1926 et 1932 d’après les dessins du très officiel architecte Del Debbio, et qui était bien achevée au moment de la parution de l’article dans le volume XXVIII (publié en 1935) de l’Enciclopedia.
En fait, comme l’article de l’encyclopédie nous le rappelle, les boxeurs, amateurs ou professionnels, étaient encadrés dans la Federazione Pugilistica Italiana, qui faisait partie du CONI (Comitato Olimpico Nazionale Italiano), qui était à son tour dépendant du PNF (Partito Nazionale Fascista). Seule l’Allemagne avait une pareille organisation, alors que «dans les autres nations européennes, les fédérations étaient des organismes sociaux sans aucun investissement de la part des pouvoirs constitués».
Le contexte de ces images, ainsi que les informations qui nous sont fournies par le rédacteur de l’encyclopédie, nous disent que nous nous trouvons devant des boxeurs fascistes. Or ma question est: un boxeur peut-il être fasciste? Ou, à le dire autrement, peut-on avoir une boxe fasciste et une boxe non fasciste? Et une boxe démocratique, à quoi ressemblerait-elle? Comme moi, vous n’avez pas de réponse à cette question. Parce qu’on peut être boxeur et démocratique, mais pas boxeur démocratique.
De la même manière on peut se demander: un enfant peut-il être fasciste? Et un artiste?

Toutes les particularités que je viens de mentionner à propos de l’esthétique fasciste (a-contextualité, a-temporalité, cooptation, dépendance) ne me sont pas inconnues. Et ma propre pratique artistique n’est pas exempte de tous ces procédés qui relèvent du kitsch (décontextualisation, changement d’échelle, reproduction ad libitum, ressassement dans la multiplication de l’image).
C’est quoi, enfin, qui explique ma propre fascination pour ces sujets (l’esthétique du Mal accompagnée des nomenclatures, classifications, énumérations incantatoires, et expérimentations scientifiques dont le sujet est l’homme, toutes ces anthropologies et ces anthropométries qui ressemblent assurément à un théâtre du sadisme)? Quelle est ma propre relation à ces Balilla pris en photo, à ces boxeurs dans le vide et à ces bâtisseurs du néant?

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Texte de juin 2003. Pour les images de la conférence de décembre 2015
à l’EAD de Strasbourg, je vous renvoie au diaporama :
Quatre thèses sur l’esthétique du fascisme.

 

Des identifications et de leurs ombres (2012-2015)

Mon intérêt pour le moyen photographique vient d’un questionnement – que je ne suis surement pas le premier à poser – sur la nature de sa relation avec la vérité ; ce questionnement est né d’une spontanée et personnelle méfiance.

Si la photographie m’intéresse en tant que témoignage (et je dois dire mon grand respect pour tous ceux qui risquent leur vie pour prendre et transmettre une image) je prends bien garde à ne pas confondre ce terme “témoignage” et celui de “vérité”. Si l’on prend une photographie comme une preuve, ça ne sera pas nécessairement une preuve de vérité.

Du point de vue de mon sujet de travail, je prends la photographie comme un ready-made ; il m’en dérive une certaine liberté de manipulation, qui va de pair avec la dépersonnalisation du rôle de celui qui l’a prise.

Mais il faut que le ready-made soit accompagné ou mieux, escorté par une pensée qui se forme en s’appliquant à l’objet choisi. On ne peut pas faire confiance à la photographie : le sujet de travail est devant moi, je m’en approprie pour lui faire parler une autre langue. Je ne connais même pas, peut-être, celle d’origine.

Dans ce sens, si la photographie est seulement un document, je ne fais pas de différence entre image prise et image trouvée ; on la trouve ou, si on ne la trouve pas, on la prend, sans aucun soucis de recherche esthétique ou de précision formelle.

Cela ne signifie pas que la question de la beauté ne m’intéresse pas. Mais ce qui doit être “beau” (c’est à dire, propre à créer un impact esthétique qui suscite de l’émotion et du changement de soi) est le résultat de la rencontre du document et de l’intervention artistique. C’est au cours de cette rencontre que le document devrait s’éloigner de soi-même.

Aussi, il faut que, dans cette quête de “nouvelle” identité, l’image en vienne jusqu’à perdre son nom. C’est peut-être la perte du nom qui permet au sujet d’être – enfin – seulement lui- même (1). C’est pour cela que mes sujets sont rigoureusement anonymes.

La Buoncostume, suite, 2009 (01)

 

En janvier 2008 un éboueur qui travaillait à proximité du commissariat central de Police, à Rome, trouva deux gros sacs poubelle pleins de photographies : ils contenaient huit-mille images (d’identification, de filature, de pièces à conviction) qui, n’étant plus utiles aux fins des enquêtes en cours, avaient été jetées pour faire de la place, alors qu’elles auraient du être déposées aux archives nationales.

Les images retrouvées furent achetées par une librairie-galerie antiquaire, Il Museo del Louvre, qui en prépara une exposition et communiqua l’information aux journaux. Mais le jour même de l’inauguration les Carabinieri, mandatés par la Surintendance au patrimoine culturel et accompagnés par deux archivistes, vinrent à la galerie saisir tout le matériel accroché, ainsi que les catalogues de l’exposition. Un assistant du galeriste en empocha un et c’est d’après cet unique exemplaire survécu que j’ai tiré – et “repris” – six images : elles viennent probablement de la Police des Moeurs et peuvent être datées, à juger par l’allure et les vêtements des sujets, à la fin des années 60.

En y intervenant dessus, j’ai voulu reprendre l’idée de défilé, mettant l’une à la suite de l’autre ces représentations qui ont une certaine élégance plastique. Avec des moyens chimiques j’y ai superposé des textes, extraits d’un syllabaire pour les écoles populaires. Il n’y a aucune relation entre les différents éléments de ce travail, si ce n’est celle que j’ai imposé et si ce n’est, peut-être, le fait que ces textes dictent des règles linguistiques.

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La Buoncostume/Wallflowers , 2009-2010   (05a)

J’ai l’habitude de travailler par séries, pour présenter beaucoup de variantes à la solution d’un problème formel que j’ai posé moi-même.

Dans la série que je montre ici j’ai affronté la question de la pose et de la frontalité, qui concernent toujours ce type d’images (je voudrais pointer ici une différence : si l’identité est une qualité ou, mieux, l’ensemble des qualités qui définissent un individu, l’identification est un processus, c’est à dire l’ensemble des actes qui servent à reconnaître un individu parmi d’autres).

On peut percevoir, dans quelques unes de ces photographies, la grille métrique qui fait d’arrière-plan aux portraits ; cela m’a fait penser aux demoiselles qui, dans les fêtes de village, “font tapisserie”, dans l’attente d’être invitées au bal. En anglais on les appelle Wallflowers, fleurs murales, terme que l’on emploie aussi pour désigner une personne timide.

Je dois signaler que, ici comme dans d’autres de mes séries, l’arrière-plan, le passage de couleur, les incisions à la surface de l’image ont pour fonction de la rendre perméable à d’autres possibilités de lecture.

Mais c’est quoi qui libère la “conscience professionnelle” de l’artiste et l’autorise à manipuler de telle sorte les documents?

C’est le fait que, de toute manière, la relation entre photographie et réalité est compromise et que, si elle ne jouit du statut autonome d’œuvre d’art, une photographie ne pourra jamais restituer son contexte, ne pourra jamais être autre chose qu’une “pièce à conviction”. (05b)

Leçons d’anthropométrie, 2009-2010 (06)

Cette série naît d’une recherche dans les archives départementales du Gard (Sud de France). Chaque personne sans domicile fixe, notamment les nomades et les ambulants, devaient porter sur soi un carnet anthropométrique, rédigé suivant les normes dictées par Alphonse Bertillon, et qui devait être tamponné à chaque entrée et sortie d’une commune. Ce carnet, dont le but évident était celui de contrôler la population gitane, a été en vigueur de 1912 à 1969 : il contenait, outre les données personnelles, les photos de face et de profil du porteur, ainsi que les empreintes de ses dix doigts.

J’ai reproduit six photos de membres d’une même famille (photos prises au début des années 20) sur des verres que j’ai superposés aux articles du règlement des Carnets ; ces articles sont transcrits avec un feutre noir sur des cartons d’emballage découpés, comme ceux qu’utilisent les nomades pour faire la quête.

Il y a aussi des couleurs, du rouge fluo et du blanc, en aplat sur les cartons : ils donnent des formes géométriques qui pourraient faire penser au constructivisme russe ou à la Bauhaus, en tous les cas à une époque qui est celle où les photos étaient prises.

Pour confondre ce processus d’identification, j’ai superposé la photo frontale d’une personne à celle d’un parent, ou bien à la photo de profil de la même personne. (07-08-09)

Phantombilder, 2010 (10a)

Cet exemple de la difficile relation avec la charge de vérité d’une image est le plus paradoxal. Je pense aux Portraits robots de la police allemande (et, peut-être, d’autres polices) que l’on peut trouver facilement sur Internet et sur lesquels j’ai opéré un léger déplacement.

Dans le sens technique ces images sont des photographies, c’est à dire des reproductions photographiques. Et, en même temps, elles ne reproduisent rien. Elles ne sont que de la mémoire reconstituée artificiellement. Ce qu’elles représentent n’existe pas ; pourtant on est en présence d’une image aussi “crédible” qu’une “vraie” photographie. (10b)

Il s’agit de montages photographiques : qu’ils soient numériques ou pas ne change rien aux fins de mon discours. Plusieurs morceaux de réalité ne constituent pas nécessairement une autre réalité. Ils créent, toutefois, une sorte d’icône d’un visage, qui apparaît étrangement lisse à notre regard, et duquel se dégage quelque chose de doublement inquiétant : à l’activité mortifère, de fixatrice du passé, qui est celle de la photographie, s’ajoute une sorte de cadavérisation de l’image. Cela nous vient exactement de l’effet plastique, de masque mortuaire, dont faisait déjà mention Alfred Döblin en introduisant, en 1929, le livre de August Sander Antlitz der Zeit, Le visage du temps (pour être précis, Döblin compare le nivellement imposé par la mort à celui créé par les conventions sociales, mais il est intéressant de voir que, en se penchant sur le travail de Sander, il ait pensé au célèbre masque en cire, très reproduit en ces années-là, de L’inconnue de la Seine. (11-12)

Il faut dire que, si bien que Sander classifie ses portraits par catégories sociales, ces catégories se croisent entre elles et il en résulte des images d’une profonde individualité, comme on le verra par la suite.

Pour revenir aux Phantombilder allemands d’aujourd’hui, ce qui manque à leurs sujets est l’asymétrie qui est le propre de chaque individu, et qui reflète tous les accidents et les irrégularités d’une “vraie” vie : en un mot, son histoire. Il en reste, de ces images, un logo, une icône, qu’aucun ne pourra vraiment reconnaître mais que servira à décrire un individu donné.

Il s’agit effectivement d’images-fantômes. Cet effet est accentué par le noir et blanc, qui fonctionne comme un « filtre », suivant Jean-Christophe Bailly : « puisque avec le filtre du noir et blanc vient toujours dans l’image un glissement plus ou moins erratique vers le fantomal » (4).

Comment ai-je “traitées” ces images documentaires? (13a) En les reproduisant sur verre je les ai rendues transparentes ; leur caractère fantomatique en a été ainsi accentué, par l’effet d’ombre portée. Ensuite je les ai placées dans des simples cadres en bois, pour leur donner la familiarité d’un portrait de famille ; dans le même but je les ai superposées à des échantillons de papiers peints des plus communs. Dans ce sens, j’ai essayé de traduire l’idée d’inquiétante familiarité chez Freud. (13b-14)

Parlant de Freud, je pourrais citer son texte célèbre sur le Wunderblock, le tableau magique. Effectivement ma pratique de travail est plus proche de ce modèle que de celui de la fouille archéologique. Si je travaille strate par strate, ce n’est pas dans le but de libérer et rendre lisible le passé dans ses vies successives ; il s’agit, au contraire, d’ajouter strate sur strate, dans une perte de lisibilité immédiate qui, j’espère, amènera à l’intuition de quelque chose d’autre. Il s’agit d’une archéologie négative.

A suivre, les images d’autres travaux exécutes sur le même principe, celui d’une “reprise” de l’image existante et de sa traduction dans une autre langue générique, une sorte de sabir, la langue franche qui permettait autrefois aux gens de la Méditerranée de se comprendre et de se parler entre eux.

Mirror (dripped) 01 (15)

Teatrino (dripped) 01 y 02 (16-17)

Pontormo L-G suite (18-19)

 

 

Les travaux qui précèdent sont à prendre comme une critique de la tentative positiviste de définir, non seulement des “types” humains, mais de cerner les différentes maladies mentales grâce aux différentes caractéristiques d’un visage. J’ai notamment utilisé les illustrations de La nouvelle iconographie de la Salpêtrière, revue publiée à la fin du XIXe siècle à Paris par le professeur Charcot et le photographe Albert Londe.

Je voudrais juste signaler comment, dans mon effort de résister au “remous” mimétique de l’image photographique, je l’ai rendue transparente et perméable à d’autres agents. Par exemple, les traces de rouge sont en même temps un passage du temps et un élément dramatique qui a comme fonction de soustraire la photographie à sa propre saturation : puisque il n’est pas possible ici de lire une image sans que le regard ne doive traverser autre chose aussi.

Laralia, Un monument transitoire, 1999 (20)

Les dictionnaires latins nous disent que, chez les Romains, les Lares étaient les esprits des ancêtres, dont les simulacres, faits de bois peint ou de cire moulée, étaient rassemblés et vénérés dans une partie spéciale de la maison, appelée Laralia.

Ces images étaient montrées en procession avant d’être brulées. Pline l’ancien en parle dans la section de son Histoire naturelle consacrée à la peinture (Book, XXXV, 6-7): en critiquant l’art moderne en vogue en son temps, il souligne la valeur morale de ces portraits, qui servaient non seulement à commémorer les morts, mais aussi à accompagner les vivants.

Au cours d’un séjour en Norvège, il y a quinze ans, j’ai choisi, un peu au hasard, dix images parmi les nombreuses photos de famille recueillies, à l’appel de la commune de Dale, dans les archives de la Fjaler Folkbibliotek. (21a)

Ces images ont subi un processus de transformation : elles ont été d’abord déformées, pour esquisser leur anamorphose ; ensuite agrandies à une taille plus ou moins naturelle ; finalement, reproduites dans des étroites planches de bois. Les silhouettes ainsi obtenues ont été découpées, peintes en noir et brulé, en une brève et parodique cérémonie, sur le sommet de la colline de Dalsåsen. (21b-21c)

D’autre part les « négatifs » des silhouettes, les planches de pin de trois mètres (il faut dire que, si j’avais choisi le pin comme matière première, c’est que dans la région y en avait une production industrielle) ont été dressées sur le plateau de Øvstestølen, dans les hauteurs de Dale. Peintes en rouge à l’oxyde de fer, ces stèles ont le dos tourné à l’ouest, de manière que, à la fin du jour, à la mi-août, leur ombre touche sa photographie originale, placée sous une pierre. (22-23-24-25)

Il s’agit d’un monument mobile (ce qui est évidemment une contradiction en soi, le monument étant la statue d’un lieu). Durant la journée, à la lumière du soleil, les ombres au sol changent de forme, se chevauchent et, par moments, retrouvent l’apparence de l’image originale.

La saisie instantanée de l’image photographique documente un état « unique » d’un sujet et sert à sa reconnaissance par les proches, les descendants et la mémoire collective. Dans l’installation Laralia le sujet est soumis à des reproductions multiples, qui le distancient progressivement de son point de départ.

L’étape finale de ce processus – la gravure sur bois – se place à l’opposé de la prise de vue photographique, en termes de temps et d’énergie nécessaires à son exécution : la lenteur même peut être considérée comme une manière moins tyrannique et plus « solidaire » d’enregistrer l’image.

Il faut dire enfin que ces stèles en bois local, soustraites par l’action de la nature et du temps à leur fonction commémorative, d’histoire locale, devraient être à l’heure actuelle retournées à leur forêt originaire. (26-27-28)

Le souci du père de famille, 2000-2011 (29)

Le titre de cette série vient, comme vous l’avez deviné, du récit de Kafka Die Sorge des Hausvaters, où le personnage est une changeante créature dépourvue d’une véritable forme, faite de rebuts et de poussière, demeurant dans les recoins les plus obscurs de la maison. Il se peut que j’identifie inconsciemment Odradek avec la bête qui vit chez nous, la bête de l’identification et du jugement, la même qui, de nos jours, s’exprime dans la région de France où j’habite avec le slogan : “ici on est chez nous!”. (30)

Je reviens à August Sander : autour de 1936 il lui fut interdit de publier ses portraits, aussi bien à cause de leur esthétique trop « âge des Lumières » que de l’engagement de son fils Erich dans le Parti Socialiste des Travailleurs (SAPD) (2). Après l’arrestation de son fils et la saisie de son livre, il se consacra à la réalisation de somptueuses mais anodines vues panoramiques de la région rhénane. Il fit aussi d’étranges montages de parties de visages appartenant à d’individus différents. Les deux panneaux qui nous restent portent le titre : Etudes: Genre humain (3). (31) A la différence des ses travaux précédents, le sujet ici n’est pas identifié, même pas avec la mention d’une profession. Je pense que ces « dissections » montrent un renoncement au principe d’identification, et qu’elles rappellent ce principe de « deuxième mort » que j’ai mentionné à propos du texte de Döblin.

Je voudrais encore rappeler comme, dans les portraits de Sander, le visage est seulement l’un des signes enregistrés : l’attitude dans la pose, les vêtements, l’arrière-plan semblent avoir une égale importance, comme dans ce portrait photographique, daté 1938 et titré National-Socialiste, Chef du Département Culture (copyright Die Photographische Sammlung, August Sander Archiv, Cologne). (32)

Vous savez surement que, vers la fin des années 30, Sander fît clandestinement de nombreux portraits, auxquels il donna le titre Victime de persécution (33), et prit aussi des photographies de prisonniers politiques, parmi lesquels son propre fils aîné. Celle-ci fut prise en 1943 (34) et celle-ci en 1944 (35). Erich Sander, qui était aussi photographe, était mort dans la maison d’arrêt de Siegburg six mois avant la date de sa relâche.

Mais pourquoi ai-je mis côte à côte, pour ce travail, les images de Sander avec d’autres qui viennent plutôt du coté « bestial » de l’histoire de la photographie ? (36)

Dans les mêmes années où Sander complétait son atlas Antilitzt der Zeit, de nombreux scientifiques étaient en train de réaliser des corps photographiques monumentaux, éclairés par les mythes de l’archétypique, de l’entièreté, de la pureté. Le professeur Montandon quittait la France pour aller, dans l’île d’Hokkaido au Nord du Japon, étudier une minorité caucasique : son La civilisation Aïnou fut publié en 1937. (37-38)

Cet homme de science, une fois rentré dans le Paris occupé par les nazis, publia en 1940 une utile brochure de divulgation : Comment reconnaître et expliquer le Juif?. Puis, à l’automne 1941, il monta l’exposition « grand public » Le Juif et la France (5). (39)

De l’autre coté des Alpes, le professeur Genna, directeur de l’Institut d’anthropologie de l’université de Rome, alla en Palestine, où vivait celle que l’on considérait la seule communauté Sémite qui ne se serait pas mélangée à d’autres depuis les temps bibliques : les Samaritains. En même temps que pratiquer les usuelles mensurations du corps, il prit en photo les visages (de face, de profil et de trois-quarts) de tous les trois cents habitants du village qu’il étudiait (40-41). En 1938, l’un de 180 scientifiques, signa le Manifesto per la Razza qui ouvrit la voie à la législation antisémite italienne.

Je ne connais pas le mythe particulier qui guida les scientifiques suédois de l’université de Uppsala dans leur quête d’une identité Nordique, Baltique ou Laponne, mais en 1936 le très germanophile chef de l’Institut pour la biologie raciale, Herman Lundborg, fut heureusement remplacé (il faut dire toutefois que ce même institut fut, ayant changé de nom, le protagoniste d’un programme de stérilisation forcé qui ne prit fin qu’en 1975). (42)

C’est peut-être en contradiction avec la lourdeur de ce sujet, que j’ai choisi de reproduire tous ces documents, bien étirés comme des ombres du soir, sur un support léger comme l’est la soie, qui se soulève à la moindre brize. J’en ai fait une série d’étendards à montrer en plein air, si possible à la lumière artificielle. Je souhaite que cette installation fragile rappelle l’immanence du passé et notre responsabilité face à celui-ci : hic est historia.

(43-44-45)

Mémoire de l’immigration, 2013 (46)

En mai 2012, à la suite des élections présidentielles qui virent une forte poussé des positions racistes, notamment dans le sud de la France, des enseignants d’un collège de Camargue firent appel aux services scolaires de leur Département pour qu’un artiste intervienne dans leur établissement. L’intitulé de ce projet d’artiste en résidence était : La mémoire de l’immigration.

Une fois installé mon atelier dans une salle vide et commencé à y inviter les élèves, j’ai appris que peut-être un sur cinq n’avait pas d’origine, d’une manière ou de l’autre, étrangère. Je les ai invité à se procurer, dans leur famille ou dans leur voisinage, des photographies de personnes issues de l’immigration ; l’élève était libre de se procurer une photo d’archive ou de prendre lui même une photo.

Chacun d’entre eux, ensuite, a eu un cadre d’un même format, à l’intérieur duquel placer l’image sur laquelle il avait travaillé de manière libre. (47a)

Avec les images qui m’ont été apportées j’ai, de mon coté, conçu une simple installation faite de photocopies agrandies. Dans l’atelier transformé en studio de photographe, j’avais fait un portrait de chaque élève lui faisant arborer devant le visage un masque blanc, et j’ai collé ce portrait à une des photos qu’ils m’avaient donné. (47b-49)

Montées dans le hall du collège, ces doubles images changeaient suivant le point de vue : de l’extérieur on ne voyait que l’image ancienne ; de l’intérieur, où pénétrait une forte lumière du dehors, on voyait les deux images superposées ; parfois le portrait d’un ancêtre ou d’un inconnu pouvait se confondre avec celui, découpé, du jeune. (50-55)

Mon but était aisément compréhensible : faire de manière que, à un moment ou un autre, ce jeune puisse se dire « je pourrais être l’autre »… (56)

Les justes du Gard, 2014 (57)

Je ne m’étais jamais penché directement sur la question des Justes parmi les Nations, qui me paraît intéressante au plus haut degré. Elle pose, en effet, à travers une simple interrogation (« qu’aurions-nous fait, si l’on avait été à leur place? »), la question du choix subjectif et non seulement celle de la relation entre victime et bourreau ; la plupart de ces personnes sans doute répondraient, si jamais on les interrogeait, qu’ils « n’avaient pas eu d’autre choix », posant ainsi la question d’une « banalité du bien » qui défie toute considération quant au risque personnel, à l’idéologie, à la position sociale.

Pour réaliser, à la demande d’un professeur d’histoire, ce projet, je n’ai pas vu d’autre méthode que celle de transformer cette évidence en emblème, en symbole. (58a)

Dans le département du Gard on a recensé une cinquantaine d’habitants ayant caché ou protégé des Juifs poursuivis par la police de Vichy et les allemands, entre 1940 et 1944. Après des recherches d’archive on a choisi dix visages de Justes, qui ont été peints sur un support transparent et résistant, les lainières en PVC des entrepôts frigorifiques. On a employé une technique proche du pochoir ; il en résulte que, finalement, ces portraits de « héros mineurs » ne sont pas sans rappeler les images stylisées du héro contemporain, le Che Guevara photographié par Alberto Korda que l’on peut voir un peu partout, sur les avant-bras des footballeurs ou sur les t-shirts des adolescents. (58b-62)

Ces dix bannières, fixées à des barres métalliques, ont été placées tout autour du collège Révolution de Nîmes, sur les grilles, de manière régulière. Elles donnent, par la quantité et l’alignement, un paradoxal aspect festif au bâtiment. Des textes écrits en rouge, au Posca, demandent qu’on les déchiffre, sans pour autant donner d’explications. Quelques explications on les trouvera de l’autre coté de l’enceinte, où ont été collés les photocopies des documents originels, ainsi que les textes qui racontent leurs histoire. Comme dans mes travaux précédents, ces « monuments personnels » sont exposés à l’action du climat et du temps et sont destinés à n’être qu’une image « pour mémoire », la dernière d’une conférence donné à Strasbourg en l’année 2015. (63-64-65)

 Notes :

1) Peter Szondi, Postface à Walter Benjamin, Städtbilder, Francfort 1963 (Immagini di città, Torino 1980, p. 110) : en commentant un épisode de « Mer du Nord » : « Les mouettes perdent leur nom, ne sont plus désormais qu’elles mêmes, mais justement à cause de ça elles sont plus proches de l’homme que s’il en possédait le nom ».

2) Voir le catalogue de l’exposition : August Sanders unbeugsamer Sohn. Erich Sander als Häftling und Gefängnisfotograf im Zuchthaus Siegburg 1935-1944, 23. Oktober 2015 bis 31. Januar 2016 im NS-Dokumentationszentrum der Stadt Köln.

3) Voir B. Cestelli Guidi et F. Del Prete, “Mnemosyne o la collezione astratta”, in Leaving Pictures/Via dalle immagini, Salerno 1999, pp. 16-28.

4) J. C. Bailly, L’instant et son ombre, Paris 2008, p. 93.

5) Sur le rôle de Montandon et les luttes entre les différents courants de l’anthropologie française, voir Alice L. Conklin, Exposer l’humanité. Race, ethnologie et empire en France 1850-1950, Paris 2015.