Il y avait dans mon enfance, j’en ai gardé le souvenir, posée sur une console, une photographie entourée d’un cadre de métal repoussé, gris et mat, terne: du plomb. Est-ce parce que la photographie représentait un être cher auquel on vouait, à cause de sa mort -de sa disparition- en 1915, une sorte de vénération silencieuse ? Est-ce, comme on me l’avait dit souvent, parce que le contact prolongé du plomb est dangereux et peut provoquer une maladie, dont le nom, au reste, m’a été rappelé soudain il y a quelques jours: le saturnisme ? Toujours est-il que je n’avais pas le droit d’y toucher et qu’en raison de cet interdit, j’éprouvais une sorte de respect craintif devant ce qui au fond n’était rien d’autre qu’une icône.
Je ne veux pas dire par là que la moindre enchâssure de plomb -ou d’un métal assez sombre pour lui ressembler- éveille aussitôt en moi un sentiment de sacré, une impression d’aura, une émotion esthético-religieuse. Encore que dans certains cimetières, il arrive que le portrait des défunts, serti de plomb, puisse commencer à produire un effet de cette nature. Je veux simplement redire ce que l’on sait depuis longtemps: que le plomb est un métal étrange; et suggérer du coup que son usage en peinture est sans doute loin d’être innocent. Ce n’est pas seulement parce qu’on plombe les cercueils ou que même certains cercueils sont en plomb; ce n’est pas non plus seulement parce qu’on dit d’un teint livide qu’il est “de plomb”, que le plomb évoque, sinon toujours la mort, du moins la maladie et le deuil. II doit bien y avoir une raison à ce que les Alchimistes aient fait du plomb, sous le signe de Saturne, le “métal froid”. Or à peine le nom de Saturne est-il prononcé, c’est toute une immense tradition, depuis Aristote, et la plus spectaculairement continue et récurrente, qui vient au devant de la scène: celle qui voit dans la mélancolie, cet affect lui-même étrange, l’origine de l’art et de l’expérience artistique (mais pas seulement, dit Aristote, de la philosophie aussi et de tout ce qui en général relève du “génie”): douleur de la pensée, travail du deuil, nostalgie et commémoration, tristesse -mais sans plainte, sans lamentation: on y décèle au contraire souvent une jubilation ou une joie secrète-, qui porte à créer, c’est-à-dire à suppléer d’une manière ou d’une autre à ce qui se perd, se dérobe, n’apparaît pas tout simplement dans ce qui est et fait l’énigme de l’apparaître lui-même.
Le plomb est le métal de la mélancolie, et il n’est certes pas indifférent que Salvatore Puglia l’utilise pour constituer -je dirai presque: pour systématiser- son oeuvre. Malgré la “maladie des peintres” due à l’oxyde des préparations à l’huile, et malgré la mine de plomb (qui est en réalité de graphite), le plomb n’a que très peu ou rien à voir avec la peinture. En revanche, lorsque Salvatore Puglia enchâsse ce qu’il expose ou montre -et ce sont toujours des archives, sous quelque forme que ce soit: mots, fragments de textes, vieilles photographies, reproductions de gravures, dessins, manuscrits, radiographies, supports déjà peints et repeints, etc.-; lorsque donc il enchâsse de plomb, et protège d’un verre, tout cela, il retrouve ou il “invente”, le résumant et le condensant par une sorte de citation brève et comme involontaire, un geste très ancien: celui de la préservation des reliques. Toutes ces reliques -ces restes- sont bien entendu profanes. Mais ce que Salvatore Puglia aspire à ériger, ou plus exactement à installer, Pierre Alferi l’a très bien remarqué, c’est de fait un monument, au sens strict . un mémorial -si l’on veut, dans la forme du reliquaire.
J’ai risqué le mot de “système”. C’est que je me suis étonné que Salvatore Puglia parle, à propos de ses pièces -très loin de la référence un peu triviale qu’on pourrait attendre au vitrail-, de “colonnes”. Les petites images, les icônes furtives, qu’il ordonne soigneusement sur un mur de telle sorte qu’elles tiennent bien ensemble, font en effet système. Mais c’est d’abord parce qu’elles se tiennent parce qu’elles sont d’aplomb. Pas seulement à la verticale, mais selon un équilibre stable. Littré dit qu’en peinture, l’aplomb se dit de la “juste pondération des figures. La manière de Salvatore Puglia n’est pas loin de répondre à cette définition, même si en elle, pour des raisons bien connues de nous tous aujourd’hui, c’est justement la figure qui tend à s’absenter. (Mais ici ou là, marque de loyauté et risque délibérément couru, on reconnaît aisément certaines des figures majeures de notre panthéon moderne: ici des familles italiennes (le peuple), là un Hölderlin vieillissant ; ici tel mot de Celan, là telle allusion à l’Amérique du rock. Et l’écriture, surtout, peut-être la dernière figure qui s’alimente secrètement de la défiguration qu’on croirait générale. Le paradoxe est toujours qu’en montrant l’effacement de la figure, c’est la figure qui resurgit.)
Toutefois, elle resurgit multiple et non homogène non homogène: elle l’est à cause de toutes les techniques utilisées, qui sont pour le moins nombreuses: multiple, parce que l’archive où Salvatore Puglia est en droit infinie, étant coextensive, malgré les choix jusqu’ici nécessairement opérés, au tout de l’histoire, des vies familiales, de la littérature (majeure ou mineure), de la musique, de l’examen des corps, de la production des images, des documents en tous genres, des traces, des indices, des graphèmes les plus humbles ou les plus fragiles, etc. Mais cette archive n’est pas son archive propre, ni sa mémoire: c’est de l’archive, et de la mémoire. Dans ce jeu sur la figure, il y a un acte de courage . Salvatore Puglia ne fait rien d’autre que de s’affronter, systématiquement et rigoureusement (le plomb qui délimite) à ce qui fait toute la difficulté de l’art dit contemporain: l’absence de sujet, en tous sens. Une absence qui n’est pas, comme on le répète avec complaisance, par défaut, disparition, effacement, mais -au contraire- par multiplication et prolifération: il n’y a plus que des “sujets de la peinture” -et tout en somme, et tous, le sont. Salvatore Puglia traite cette difficulté, il la sertit: affaire de droiture -et d’aplomb.
(J’ai appris hier que Salvatore Puglia intitule cette exposition museo: c’est la cohérence même. II se trouve qu’un nom, depuis quelques jours, ne pouvait manquer de m’obséder: celui de Sebastiano del Piombo, ce vénitien qui fut un disciple de Michel-Ange, et qui doit cette frappe onomastique au titre qu’on lui conféra, à Rome, vers la fin de sa carrière, de “chancelier des bulles et du plomb”. II serait plaisant qu’un jour, pour de tout autres raisons, un musée présentât des oeuvres d’un autre artiste italien, un certain Salvatore del Piombo.)
Strasbourg, le 25 novembre 1992.
Philippe Lacoue-Labarthe