A travers les images (1993)

Faire appel aux bons offices documentaires de l’image (photographique) révèle notre bonne volonté, certes, et on ne saurait s’en abstenir.
Mais il faudrait prendre garde de lui confier, à la belle image, tout le champ de la fonction reproductrice, au-delà de sa tâche d’instrument médiateur vers ce qui a été; il se pourrait que, comme le font souvent les spécialistes, elle nous maintienne à l’extérieur de sa surface, qu’elle nous contraigne à la regarder avec respect.

aschenglorie-detail

ASCHENGLORIE

Une mémoire volontaire, ou volontariste, ne peut pas faire de mal, ne peut pas me surprendre, je la contourne, je la garde sur les marges, je la laisse pour cadre de l’imagerie. On montre ce qui reste pour dire ce qui est perdu. Donc, par dessus tout beau geste, pour témoigner de l’insauvable. On pourrait imaginer un musée (antiquarium) dérisoire; les pièces exposées ne seraient ni les traces ni les indices ni les empreintes ni les organes d’un corps entier auquel elles auraient appartenu, mais plutôt de “purs signes de soi”, indéfiniment disponibles.
L’engagement esthétique du travail nommé Aschenglorie est dans le rapport entre le fragment et la continuité, le détail et l’ensemble, le hasard de l’élément trouvé et la nécessité du cadre qui l’emprisonne et qui impose une place dans l’espace et le statut même d’image. L’arbitraire des images est un premier geste contre la bonne intention de l’image. Il n’y a pas de discours, mais une juxtaposition forcée et présentée en kit: on fera d’elle ce qu’on voudra.

Une association de fragments. Ils n’ont rien à voir entre eux, mais tout seuls ils ne tiendraient pas.

steles-mobiles

STELES MOBILES

Il faut malgré tout ériger des stèles ; mais alors, qu’elles aient des roues, pour qu’elles puissent aller partout et faire du mal ailleurs.

8-icones-1992

ICONES

Arrêtés dans une pose, les sujets se posent en icônes d’eux-mêmes. On reproduira la réciprocité du regard, manquée au moment de la pose ; on isolera la frontalité de l’auto-représentation ; on la placera bien au centre de l’ostensoir, entre deux ailes de plomb.

vanitas-02

VANITAS

Le crâne était l’image même de la vanitas. Il était l’idée même de la dépouille; il est encore plus dépouillé quand il est transparent. Il est dépouillé de l’essentiel, ou bien de l’accessoire, on ne sait pas. Pour tromper le doute, on l’habille de tatouages, on le transforme en trophée et on l’accroche devant la porte avec ses semblables.

Une écriture sera gravée sur le verre. Elle sera fatigante à écrire et difficile à lire. On contraindre à lire, comme on s’est contraint à transcrire; on rendra ainsi visible le difficilement visible, le transparent, grâce aux signes gravés.

figure-humaine1

STELES RADIOGRAPHIQUES

La photographie aurait pour fonction de chasser les esprits, et la stèle celle d’empêcher les esprits de sortir de leurs tombes… et si au contraire on voulait les rappeler ?

La radiographie renvoie à la radioactivité de la mémoire: à l’inévitable exposition à ses rayons invisibles et meurtriers.

“Mais on constate facilement que la trace durable de l’écriture est conservée sur le tableau de cire lui-même et qu’elle peut être lue sous un éclairage approprié” (Freud, Uber den Wunderblock). C’est inexact. Sur la dernière couche aussi, la nouvelle écriture gravée embrouille la précédente, même si souvent elle se glisse dans le sillon qu’elle trouve.

uber-die-schadelnerven-02

ÜBER DIE SCHÄDELNERVEN

Agir sans intention serait renoncer à se reconnaître. Si on prend la mémoire, on ne se reconnaît plus, on est comme une feuille de celluloïd transparent, ouverte à toute possibilité d’inscription.

Ce qui est redoutable dans l’image, c’est son pouvoir consolateur. Elle panse l’absence, alors que l’enjeu serait celui de l’habiter.

Au pathos de la mémoire sauve, on opposera la volonté de dire l’insauvé, l’inidentifiable.

“Or, à regarder les choses d’un point de vue élevé, tout en police est affaire d’identification” (Alphonse Bertillon, Identification anthropométrique, Instructions signalétiques, Melun, 1893).

L’obsession de l’identité, et de l’identification, transforme les individus en cas, en types, en emblèmes. Or, on va rendre aux visages leurs voiles.

L’inquiétante étrangeté devrait avoir lieu, plus que dans les surprises du familier, dans la soudaine familiarité de l’inconnu. Devant le cliché signalétique, j’ai la révélation de me trouver à la place de l’homme signalé. Cela m’autorise à regarder son portrait qui est le mien.

La question serait: prendre la tête de l’image et lui tordre le cou.

“Pourquoi une ‘photo d’identité’ est-elle le plus souvent la plus pauvre, la plus terne, et la moins ‘ressemblante’ des photos ? Mais aussi, pourquoi dix photos d’identité de la même personne sont-elles si différentes les unes des autres? Quand donc quelqu’un se ressemble-t-il? Lorsque la photo montre de lui, ou d’elle, plus que l’identique, plus que la ‘figure’.
L’’image’, les ‘traits’ ou le ‘portrait’ en tant que relevé des signes diacritiques d’une ‘identité’ (cheveux noirs, yeux bleus, nez camus, etc.), et lorsqu’elle fait lever une mêlée interminable, peuples, parents, travaux, peines, plaisirs, pensées, refus, oublis, égarements, attentes, rêves, récits, et tout ce qui tremble et tout ce qui s’agite aux confins de l’image.
Rien d’imaginaire, rien que du réel: le réel est de la mêlée. Une vraie photo d’identité serait une mêlée indéfinie de photos et de graphies, qui ne ressemblerait à rien, et sous laquelle on inscrirait la légende d’un nom propre.” (J.-L. Nancy, Eloge de la mêlée)

L’affection des parents pour les images de leurs morts: ils les saluent, les embrassent, leur parlent. Comme si elles pouvaient contenir quelque chose.

Juin 1993

Sainte Marie aux Mines 2001

Bruxelles, le 21 septembre 2001

A l’heure où j’écris ces quelques lignes, à deux pas du Botanique où Kat Onoma joue ce soir, Salvatore Puglia doit être en train d'”installer”, comme on dit, son petit “Museum d’Histoire Industrielle” dans les locaux de la Société Industrielle de Sainte-Marie-aux-Mines.

Ce lieu en cours de rénovation, nous l’avons visité ensemble il y a trois semaines, tandis que nous préparions le festival “C’est dans la Vallée”. Il était tombé dans l’oubli. Ce fut comme pénétrer dans un sanctuaire abandonné: ce vestige poussiéreux d’un âge d’or industriel nous apparût, dans son absence d’apprêt, comme une sorte de musée parfait. Je crois que nous avons soudain partagé une vision: ce pur concentré d’histoire, cette archive intacte, avait aussi l’aspect d’une oeuvre d’art. Un petit musée d’art contemporain, signé par personne, fait de rien d’autre qu’une matière de signes.

Salvatore Puglia fut, avant d’être un artiste, un historien. Un tel lieu semble s’adresser à lui. Son travail d’artiste l’éloigne infiniment de ce qu’on appelle les arts plastiques, parce qu’il est de part en part traversé par le signe d’histoire, le temps en général est littéralement ce qui leste (de plomb) chacun de ses gestes d’art. A l’inverse, son rapport intime à l’histoire, d’une exceptionnelle intensité, est paradoxalement ce qui lui intima un jour d’abandonner sa profession d’historien (la tranquille explication des signes), et le jeta dans l’aventure d’un tout autre tracé, celui de la vie d’artiste, expression qui en ce qui le concerne n’a rien de désuet. Les nombreux tours et détours de sa magnifique pérégrination l’amènent aujourd’hui à croiser brièvement ce lieu, en ce moment même.

Je ne sais pas quel geste (à la fois hâtif, improvisé, et médité, selon sa manière),il est en train de tracer pour nous l’adresser en retour, dans l’amitié. Je me réjouis de le découvrir. Je le comprendrai sans comprendre, comme d’habitude. Un signe sans explication.

Rodolphe Burger

At the beginning of the twentieth Century a Society of Industrials was a place for the organisation of the production and the control of the working class, but it was also a kind of club for wealthy and enlightened individuals who, before their death, would bequeath their mineralogical, botanical, naturalistic or archaeological collections.
In an installation at the Société Industrielle of Sainte Marie aux Mines, in Alsace, I did set up three parallel disposals, according to a simple principle of displacement. Having had free access to the whole building, which, following the industrial crisis and the obsolete role of the Société, was undergoing partial demolition and reconstruction, I found under the roof and in cellars a large quantity of left over material: herbaria, archive files, fabric patterns and samples, fragments of statues, old portraits.
I displaced these various objects from one space to the other. I gathered portraits of the old Society presidents in the former meeting room – each one on his own chair. In a second meeting room, which is currently being used, I composed a circle of stuffed animals (somehow recalling a La Fontaine’s story). On the ground floor, in a space which is being demolished I reconstructed a modern meeting room furnished with iron and plastic tables and chairs – clean and ready to use.
In this way I experimented with different approaches to the question of creative displacement: I tried variations of it that would not be just simulative or utilitarian – as in the two previous examples of the vagabond’s shelter and the statues in storage- but, rather, estranging.