Anabasis. Nature manufacturée (2016)

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1. Sur le haut-plateau.

Rigoni-Stern connut deux Anabasis, une grande et une petite. La première fut la retraite de Russie, en janvier 1943 ; Rigoni était l’un des 60.000 chasseurs alpins italiens partis pour occuper l’Union Soviétique, aux côtés des allemands, et il fut l’un des 20.000 qui en revinrent. La deuxième fut sa fuite solitaire du Stalag, en avril 1945 ; pendant une dizaine de jours il erra dans les forêts de Carinthie et de Styrie, se nourrissant de baies, d’œufs d’oiseaux et d’escargots, jusqu’au moment où il rencontra, sur la route des Alpes, un poste avancé de partisans italiens.
Mario Rigoni Stern (1921-2008), avec Nuto Revelli (1919-2004) et Vittorio Foa (1910-2008) est l’un de mes pères. Et, parmi mes pères, c’est celui qui a le plus investi la thématique du rapport de l’homme à la nature.
Le haut-plateau d’Asiago est le lieu des origines et des retours de Rigoni ; la forêt qui le couvre, cette même forêt annihilée par les bombes autrichiennes et italiennes entre 1915 et 1918 et ensuite « reconstruite » (exemple du naturel qui devient artificiel, pour redevenir naturel) est un sujet central dans son œuvre d’écrivain.
Le bois est, d’après Rigoni, « lieu de salut » (introduction à Boschi d’Italia, Rome 1993), tandis que la ville est devenue le lieu de la « solitude spirituelle », où « la barbarie se cache jusque dans le cœur des hommes ». Rigoni reprend ici les arguments de Giambattista Vico (Principi di scienza nuova, 1725), tout en leur donnant une inflexion plus humaniste et, somme toute, réconciliante. Si l’homme veut survivre « avec » la nature, il doit être capable d’en prélever sa part, sans en entacher le capital.
Comme on le sait, Rigoni était un chasseur passionné ; on se demande si, finalement, ses raisonnements ne couvraient pas son désir de s’adonner à la chasse au coq de bruyère. Cela dit, le coq de bruyère n’est aucunement en danger et la forêt se porte bien en Europe, vu sa progression aux dépens des pâturages et des terres cultivables.
Aussi éloigné d’un sentiment de domination inspiré de la civilisation des Lumières que d’une approche nostalgique à la Sturm und Drang (1), Rigoni exprime plutôt un sobre panthéisme humaniste ; la « bonne » forêt n’est pas, d’après lui, celle qui pousse de manière spontanée et sauvage ; c’est celle qui est administrée et ordonnée par l’homme, en sage jardinier.

En errant, en touriste, sur l’Altopiano, j’ai enregistré quelques images de sites naturels où restent visibles les traces de la guerre : les tranchées écroulées, les cratères ouverts par les obus. Je retrouve, dans ces images, le motif de mon travail sur le rupestre : peut-on parler de sites « rupestres » même si ce n’est pas la créativité de l’homme qui a laissé ses empreintes, mais plutôt sa diabolique ingénierie ?
Les travaux qui ont pour titre Anabasis naissent de la superposition de ces photographies et d’images d’archives : la retraite des Alpini dans la neige de Russie et leur lutte pour s’ouvrir un passage ; les abris des fantassins et les bois de l’Altopiano éventrés par les batailles d’artillerie.

(1) Sur la confrontation-opposition entre ces deux courants de pensée voir Robert Pogue Harrison, Forêts : Essai sur l’imaginaire occidental, Paris 1994.

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2. Paysages nouveaux

J’ai titré « paysages nouveaux » mes travaux récents : en effet, ils décrivent, non sans une référence ironique au paysagisme romantique, des lieux où la frontière entre le naturel et l’artificiel reste indistincte, peut-être reconnaissable seulement par le regard d’expert du géologue ou du botaniste.
Ce qui est sûr, c’est que l’on ne sait pas qui, des deux antagonistes, précède ou suit l’autre ; et l’on ne sait pas non plus qui, à la fin, gagnera. Sauf que la victoire de l’un voudrait dire la perte des deux, et l’on aimerait mieux qu’ils finissent par s’entendre.

Spuglia PN 01 VallerosaPN 01 Vallerosa (Latium, Italie)
Une carrière de travertin désaffectée. Dans l’ample cuvette, aux blanches parois verticales, laissées par l’exploitation du marbre, un microclimat s’est constitué et alentour une végétation luxuriante et diverse a repoussé. Certains disent que l’on peut, au printemps, y énumérer trente variétés d’orchidées sauvages. Ce lieu est vraiment revenu à la nature : en écartant les arbustes pour s’en approcher, il peut arriver qu’on croise un sanglier. Ça m’est arrivé, mais je ne sais pas qui de nous deux a eu le plus peur : il s’est enfui d’un côté, et moi de l’autre.

Spuglia PN 02 ValentanoP 02 Valentano (Latium, Italie)
Une carrière de pouzzolane (la pierre volcanique rouge, utilisée autrefois pour revêtir les murs de Rome). Ses méandres donnaient une image vraisemblable de l’enfer, et ils furent utilisés comme scénographie pour des films moyenâgeux. Après l’abandon des activités d’extraction, de jeunes arbres ont été plantés sur ces gradins, mais ils n’arrivent pas encore à cacher la régularité des coupes. On ne peut plus accéder à la colline, puisque au fond de la vallée a repoussé un sous-bois inextricable.

Spuglia PN 03 AlèsP 03 Alès (Gard, France)
Une montagne artificielle, un terril, formé avec les scories accumulées durant des décennies d’exploitation des mines de charbon, dans la banlieue même d’Alès. Il serait peut-être passé inaperçu au milieu des autres hauteurs (mise à part sa drôle de forme conique) si en 2004 un incendie de forêt ne l’avait dénudé. Propagé par les racines des sapins plantés pour la cacher, le feu a atteint le cœur de cette colline, qui se consume toujours, lentement et inextinguiblement.

Spuglia PN 04 Laval-PradelP 04 Laval-Pradel (Gard, France)
Un grand site minier dans les Cévennes, exploité intensément dans les années 70-90 du siècle dernier. Pour pouvoir l’ouvrir on déplaça la route de la Régordane (RD 906), qui reliait le Puy en Velay et Saint Gilles , sur le chemin de Compostelle. On y trouve trois jolis lacs (naturels ? artificiels ?) et de grands amphithéâtres creusés par les bulldozers, dans lesquels l’Office National des Forêts est en train de replanter des arbres. Dans l’attente d’en faire quelque chose, l’accès à la zone est interdit. La commune d’Alès, après avoir écarté un projet plus écologique de « village cévenol », prévoit d’y aménager un parc de loisirs pour « sports mécaniques » (quad, jet-ski, motocross, paintball). Dans chacun des trois lacs on introduirait une espèce de poissons différente, de manière à les pêcher, ensuite, « sportivement ».

Ce sera la nature manufacturée.

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