Ariane Chottin, Űber die Schädelnerven, 1993

“C’est ce chagrin réfléchi que j’ai l’intention d’évoquer et,
autant que possible, d’illustrer par quelques exemples.
Je les appelle des tracés d’ombres, pour rappeler par ce
nom que je les emprunte au coté sombre de la vie et
parce que, comme des tracés d’ombres, ils ne sont pas
spontanément visibles”
Sören Kierkegaard, Ou bien… ou bien, Gallimard 1943

Des stèles (Paris, juin 1992), aux leçons d’anatomies (Paris, avril 1992), jusqu’à son récent travail élaboré à partir de radiographies, l’œuvre de Salvatore Puglia est hantée par le mouvement de l’apparition et de la disparition. Il ensevelit et commémore, amoncelle les traces, les écritures, les images jusqu’à saturer la lisibilité du tableau tout en choisissant pour support des matières translucides. L’effet de transparence est ici encore accentué. par le dispositif de fixation murale: les sept portraits Űber die Schädelnerven sont présentés perpendiculairement au mur, chacun étant fixé sur un axe mobile, leur ombre réfléchie sur le mur.

Les sujets de ces portraits ont été photographiés à la fin du 19erne siècle ou au tout début du 20ème pour l’établissement des grandes typologies morphologiques (Bertillon, Charcot, Lombroso. Il s’agissait de décrire, de cerner, de démasquer la nature humaine, de la dévoiler toute.
L’image de ces hommes est soustraite à leur identité : toute marque individuelle est gommée. Ils sont là pour montrer tel relief particulier de leur visage ou de leur corps, sans rien laisser passer de leur être. Ils sont devenus, isolément, indéchiffrables.
Leur stupeur rappellent les toutes premières photos de famille ou de cérémonie et plus terriblement les photos de déportés de la dernière guerre mondiale. Comme eux, ces personnes ordinaires sont déportées d’elles-mêmes.

La série Űber die Schädelnerven est élaborée à partir de superpositions: radios, écritures et éléments graphiques. L’empilement de ces différentes couches enchâssées dans une. armature de fer laisse voir sept bustes d’hommes en une longue colonne déplacée du mur. S’effaçant l’un derrière l’autre sans tout à fait disparaître, ils offrent à qui vient les voir une procession grave de regards mats, de postures figées. Le dénuement de leurs attitudes est frappant: malgré les tracés d’ombre des écritures et des éléments graphiques qui les raturent, ils semblent porter sur eux un “chagrin réfléchi”.

Philippe Lacoue-Labarthe, Museo, 1992

Il y avait dans mon enfance, j’en ai gardé le souvenir, posée sur une console, une photographie entourée d’un cadre de métal repoussé, gris et mat, terne: du plomb. Est-ce parce que la photographie représentait un être cher auquel on vouait, à cause de sa mort -de sa disparition- en 1915, une sorte de vénération silencieuse ? Est-ce, comme on me l’avait dit souvent, parce que le contact prolongé du plomb est dangereux et peut provoquer une maladie, dont le nom, au reste, m’a été rappelé soudain il y a quelques jours: le saturnisme ? Toujours est-il que je n’avais pas le droit d’y toucher et qu’en raison de cet interdit, j’éprouvais une sorte de respect craintif devant ce qui au fond n’était rien d’autre qu’une icône.

Je ne veux pas dire par là que la moindre enchâssure de plomb -ou d’un métal assez sombre pour lui ressembler- éveille aussitôt en moi un sentiment de sacré, une impression d’aura, une émotion esthético-religieuse. Encore que dans certains cimetières, il arrive que le portrait des défunts, serti de plomb, puisse commencer à produire un effet de cette nature. Je veux simplement redire ce que l’on sait depuis longtemps: que le plomb est un métal étrange; et suggérer du coup que son usage en peinture est sans doute loin d’être innocent. Ce n’est pas seulement parce qu’on plombe les cercueils ou que même certains cercueils sont en plomb; ce n’est pas non plus seulement parce qu’on dit d’un teint livide qu’il est “de plomb”, que le plomb évoque, sinon toujours la mort, du moins la maladie et le deuil. II doit bien y avoir une raison à ce que les Alchimistes aient fait du plomb, sous le signe de Saturne, le “métal froid”. Or à peine le nom de Saturne est-il prononcé, c’est toute une immense tradition, depuis Aristote, et la plus spectaculairement continue et récurrente, qui vient au devant de la scène: celle qui voit dans la mélancolie, cet affect lui-même étrange, l’origine de l’art et de l’expérience artistique (mais pas seulement, dit Aristote, de la philosophie aussi et de tout ce qui en général relève du “génie”): douleur de la pensée, travail du deuil, nostalgie et commémoration, tristesse -mais sans plainte, sans lamentation: on y décèle au contraire souvent une jubilation ou une joie secrète-, qui porte à créer, c’est-à-dire à suppléer d’une manière ou d’une autre à ce qui se perd, se dérobe, n’apparaît pas tout simplement dans ce qui est et fait l’énigme de l’apparaître lui-même.

Le plomb est le métal de la mélancolie, et il n’est certes pas indifférent que Salvatore Puglia l’utilise pour constituer -je dirai presque: pour systématiser- son oeuvre. Malgré la “maladie des peintres” due à l’oxyde des préparations à l’huile, et malgré la mine de plomb (qui est en réalité de graphite), le plomb n’a que très peu ou rien à voir avec la peinture. En revanche, lorsque Salvatore Puglia enchâsse ce qu’il expose ou montre -et ce sont toujours des archives, sous quelque forme que ce soit: mots, fragments de textes, vieilles photographies, reproductions de gravures, dessins, manuscrits, radiographies, supports déjà peints et repeints, etc.-; lorsque donc il enchâsse de plomb, et protège d’un verre, tout cela, il retrouve ou il “invente”, le résumant et le condensant par une sorte de citation brève et comme involontaire, un geste très ancien: celui de la préservation des reliques. Toutes ces reliques -ces restes- sont bien entendu profanes. Mais ce que Salvatore Puglia aspire à ériger, ou plus exactement à installer, Pierre Alferi l’a très bien remarqué, c’est de fait un monument, au sens strict . un mémorial -si l’on veut, dans la forme du reliquaire.
J’ai risqué le mot de “système”. C’est que je me suis étonné que Salvatore Puglia parle, à propos de ses pièces -très loin de la référence un peu triviale qu’on pourrait attendre au vitrail-, de “colonnes”. Les petites images, les icônes furtives, qu’il ordonne soigneusement sur un mur de telle sorte qu’elles tiennent bien ensemble, font en effet système. Mais c’est d’abord parce qu’elles se tiennent parce qu’elles sont d’aplomb. Pas seulement à la verticale, mais selon un équilibre stable. Littré dit qu’en peinture, l’aplomb se dit de la “juste pondération des figures. La manière de Salvatore Puglia n’est pas loin de répondre à cette définition, même si en elle, pour des raisons bien connues de nous tous aujourd’hui, c’est justement la figure qui tend à s’absenter. (Mais ici ou là, marque de loyauté et risque délibérément couru, on reconnaît aisément certaines des figures majeures de notre panthéon moderne: ici des familles italiennes (le peuple), là un Hölderlin vieillissant ; ici tel mot de Celan, là telle allusion à l’Amérique du rock. Et l’écriture, surtout, peut-être la dernière figure qui s’alimente secrètement de la défiguration qu’on croirait générale. Le paradoxe est toujours qu’en montrant l’effacement de la figure, c’est la figure qui resurgit.)
Toutefois, elle resurgit multiple et non homogène non homogène: elle l’est à cause de toutes les techniques utilisées, qui sont pour le moins nombreuses: multiple, parce que l’archive où Salvatore Puglia est en droit infinie, étant coextensive, malgré les choix jusqu’ici nécessairement opérés, au tout de l’histoire, des vies familiales, de la littérature (majeure ou mineure), de la musique, de l’examen des corps, de la production des images, des documents en tous genres, des traces, des indices, des graphèmes les plus humbles ou les plus fragiles, etc. Mais cette archive n’est pas son archive propre, ni sa mémoire: c’est de l’archive, et de la mémoire. Dans ce jeu sur la figure, il y a un acte de courage . Salvatore Puglia ne fait rien d’autre que de s’affronter, systématiquement et rigoureusement (le plomb qui délimite) à ce qui fait toute la difficulté de l’art dit contemporain: l’absence de sujet, en tous sens. Une absence qui n’est pas, comme on le répète avec complaisance, par défaut, disparition, effacement, mais -au contraire- par multiplication et prolifération: il n’y a plus que des “sujets de la peinture” -et tout en somme, et tous, le sont. Salvatore Puglia traite cette difficulté, il la sertit: affaire de droiture -et d’aplomb.

(J’ai appris hier que Salvatore Puglia intitule cette exposition museo: c’est la cohérence même. II se trouve qu’un nom, depuis quelques jours, ne pouvait manquer de m’obséder: celui de Sebastiano del Piombo, ce vénitien qui fut un disciple de Michel-Ange, et qui doit cette frappe onomastique au titre qu’on lui conféra, à Rome, vers la fin de sa carrière, de “chancelier des bulles et du plomb”. II serait plaisant qu’un jour, pour de tout autres raisons, un musée présentât des oeuvres d’un autre artiste italien, un certain Salvatore del Piombo.)

Strasbourg, le 25 novembre 1992.

Philippe Lacoue-Labarthe

Pierre Alféri, Aschenglorie, 1991

Puglia montre, sous le titre d’Aschenglorie, des ensembles fortement définis, d’abord par la matière, le plomb, et par la forme du cadre, quadrangulaire ou cruciale. Une définition extérieure, qui indique l’unité de chacun: un rouge et un graphié, croix et carrés radiographiés. Mais aussi une définition interne, intestine, plus violente, un contour obtenu par détournement du vitrail, qui au lieu de souder les carreaux en fait ici des pièces détachées remplaçables. Plus qu’un titre, cette définition  appelle un nom; et le nom, comme toujours lorsque naît quelque chose ou quelqu’un, fait défaut puis s’impose étrangement. A en croire Puglia il s’agit de “colonnes”, terme bizarre pour désigner tel panneau plus large que haut, mais qui a pour lui l’évidence d’une stature imposante, monumentale au sens premier de ce qui garde la mémoire. Car Puglia, c’est sa manie, présente toujours, ici sous-verre, plombés, cernés ou, envahis de noir (les écritures, les radios), des vestiges et des signes, des témoignages et des indices, des pièces à conviction, bref, une mémoire. Dans la “colonne” aux rayons X, son empreinte partielle et spectrale est à un corps ce que les partitions en transparence sont à une musique, ce qu’une photo de presse est à son modèle obscur. Et les textes eux-mêmes, dans la “colonne” d’écritures, extraits et regraphiés, lisibles et illisibles, sont à l’original le manuscrit n’étant ici que la copie de l’imprimé -ce que les peintures rouges sont à une toile qui les rassemblerait: all, dit l’un des carreaux. Cet usage indirect, comme au carré de signes dont le sens échappe, au lieu de n’être qu’une citation revient à leur premier usage, comme la calligraphie ramène l’écriture au frayage précédant toute lecture, et comme les radios plongent en-deçà d’une image du corps, en lui. Alors, puisque l’une d’entre elles y invite, on peut ad libitum tenter de déchiffrer, et il faut cette invite pour que chaque signe reste un signe. Mais il importe seulement qu’il soit montré hors de toute représentation.
Aschenglorie; un poème de Celan commençait par ce mot pour s’achever ainsi : nul ne témoigne pour le témoins. Une mise en garde moins pathétique, mais non moins éthique, eût été : rien ne signifie pour le signe. Du bien, plus explicite : ce qu’un signe accomplit ne peut se signifier, mais seulement se montrer. Montrer cela, voilà qui ne fait pas à proprement parler un projet pictural, pas même un projet esthétique, sauf à confondre l’esthétique avec l’éthique. En ce sens et dès le départ, le travail de Puglia, pur de toute prétention morale, de toute velléité de représentation touchante, fut un travail éthique. Car l’éthique seule se contente de montrer qu’il y a signification, et mémoire. Il en résulte un drôle de jeu pour la peinture. La peinture a perdu son prestige de jadis. Certains s’en félicitent, d’autres s’en plaignent; Puglia, lui, n’a pas la nostalgie de la peinture, et par conséquent ne rêve pas d’en finir avec elle. Une petite partie seulement de la série Aschenglorie est peinte. Encore la “colonne” est peinte. Encore la “colonne” rouge n’est-elle ni une toile ni des toiles, non plus, du reste, qu’une simple installation. Il s’agirait plutôt d’une installation de peintures, à quoi le voisinage des signes donne l’air de pictogrammes. Non un collage, que les moins peintes de ces “colonnes” parviennent à ne pas évoquer du tout, mais un rigoureux assemblage de détails équarris, un pavement vertical où le spectateur se reflète, la surface lisse d’un lac dont on verrait le fond. Puglia use de la peinture comme de n’importe quel autre signe, la démonte et la monte pour avancer dans son travail sans nom, qui n’est que de montrer. Aujourd’hui, il le montre.

Jacques Derrida, Sauver les Phénomènes, 1989

”Sauver les phénomènes (sôzein ta phainomena)”, ou encore “sauver les apparences”. On attribue l’expression à Aristote mais celui-ci ne l’a sans doute jamais, dans sa lettre même, signée.
Commentant le De Coelo, Simplicius aura transcrit cette formule presque introuvable dans le latin dont nous avons besoin au moment de risquer une hypothèse au sujet d’un peintre italien: salvare phaenomena, salvare apparentias. On s’en autorise souvent pour parler d’une hypothèse, justement, et qui, vraie ou fausse, de préférence peu crédible, reste utile pour prévoir, calculer, voire expliquer les effets, pour rendre compte enfin de ce qui apparaît (phainomenon), dans l’éclat du phainesthai et la brillance du visible. Ce sera un peu la finalité, et surtout l’imprudence de ce que je m’apprête à tenter maintenant, l’aléa s’accroissant en mon hypothèse de ce que le dicible ici semble appartenir au visible et, toujours inscrit en lui, ne saurait justifier aucune prétention ä parler de quoi que ce soit sans en être.

Aristote ne l’entendait sûrement pas seulement de cette oreille, cette sauvegarde des phénomènes, tout occupé qu’il était sans doute à en découdre avec l’eidos de Platon (nous le ferons aussi à notre manière). Dans l’Ethique à Eudème et dans la Métaphysique, Aristote parle plutôt de “rendre” (apodidonaï) les phénomènes. Et ce vocabulaire de la restitution, de la reproduction ou de la représentation nous rapproche de ce qu’on a toujours attribué à l’essence mimétique de la peinture. N’oublions pas que l’apodose en question dit, aussi bien que l’acquittement, l’échange du don, le contre-don, le rendre-grâces, l’attribution, le rendre-compte, l’explication, l’interprétation, la traduction.

Mais nous ne sommes plus en Grèce. Une hypothèse pourrait guider mon “sauver les phénomènes”: en vue d’un événement qui n’habiterait peut-être plus le monde grec, même s’il en exhibe la langue. Ni, malgré tant d’apparences, le romain: car je ne m’arrêterai ni à la Rome d’avant l’ère chrétienne ni à l’autre. Un simulacre de sotériologie , cene doctrine du salut par le saint Sauveur (sôterion), nous portera d’abord vers le risque pris par quiconque se dépouille, en peinture, du grec, du juif et du romain. Que peut encore sauver, en Europe, celui qui se risque à être tout sauf grec, juif et romain? Quel salut attendre pour lui ? Et de lui?

Dessinons, donnons maintenant d’autres formes à la même question.

Comment rassembler des cendres dans la peinture? Autrement dit, comment les garder en les regardant, et pour cela même qu’elles sont, de la cendre, juste? En un mot, comment les sauver ? Sera-ce par le mot, juste, et par le mot de cendre ?

Observons-le, ce mot, il faut à la fois le voir à l’œuvre et l’entendre résonner dans Ashbox, par exemple. Ash est dans Ashbox comme la cendre est dans l’urne. Ce mot nous servira peut-être de fil d’Ariane dans le labyrinthe de cette exposition, un fil que nous tiendrons d’une main lâche et que nous suivrons de loin, comme l’hypothèse, l’œil un peu distrait.

Ashbox, l’un de ses mot anglais, c’est le titre d’une aquarelle (1987) de Salvatore Puglia, peintre italien sans doute, comme l’indiquent et son nom et son prénom, romain, je crois, mais dont l’œuvre fait jouer, ou si vous préférez travailler, diverses langues étrangères: le grec, l’allemand, le français, parfois l’anglais. Comment peut-on peindre en plusieurs langues? Qu’est-ce que la peinture peut avoir à faire avec la traduction? avec une traduction qui ne consisterait plus à restituer, selon l’apodose? Et que deviennent les noms propres dans la peinture? II est trop tôt pour !e demander.
Ashbox n’est pas seulement un titre en bordure du tableau, hors de lui. Les lettres du mot sont aussi au-dedans (intus), dans le tableau, mêlées aux cendres, juste au-dessous de l’homme, un petit homme, le petit d’homme gardé, recueilli, entier en somme, dans ce qui pourrait faire penser, la donnant ainsi à voir (intueri mais ce n’est aussi de ma part qu’une intuition) à l’urne de l’humanité, corps, psyché et langage ainsi compris, sinon sauvés. La cendre est partout (ubique), dehors et dedans (intus) -donc dans un autre tableau déjà-, juste grâce au mot , dont le corps ne peut plus être enfermé en un seul lieu, au mot qui donne ainsi à penser le lieu. Et la boîte de cette ashbox ne représente que très peu de chose mais tout à la fois la sépulture, le lieu pour la dépouille, sobre pavane pour une infante défunte, autrement dit pour une peinture dont les mots parlent sans parler, si bas, tout bas, l’artifice d’une limite entre le dedans et le dehors, le mot dehors et le mot dedans, le corps et l’âme des mots, le dehors et le dedans à la frontière de tout langage. Le nom propre en somme, nous le verrons. Et quand nous disons le dehors du discours, nous ne voulons pas dire son apparence, extérieure, mais ce qui l’excède absolument. Métonymie, rhétorique du saint sépulchre dans la peinture du XXIème siècle. Seule une urne peut donner à penser la limite, l’enfermement, l’exclusion, la séparation, tout ce qui sauve en perdant la voix, Ashhox est un présent, cela se voit, mais il ne donne rien qui se présente. Il se donne comme l’inconscient fait oeuvre, la seule condition d’un don, s’il y en a jamais: la crypte absolue de ce qui ne revient jamais, la cendre m’aime.

Comment sauver !a pensée dans la peinture? Mais comment sauver la pensée sans la peinture? Par le mot, juste? On se demande si une peinture peut jamais se dépouiller des lettres, sinon du vocable.

Les mots s’emblent. On croit à leur simulacre. D’eux-mêmes toujours ils feignent le nom propre, ils emblématisent l’ inouï de cela même qui vaut pour un, un seul, une seule.

Donc ils semblent sans (se) rassembler. Dans la peinture, ils se divisent, ils se partagent, ils ne s’identifient plus, justement, parce qu’en nous regardant il se ressemblent, they do not sound, they look like words, ce qui ne les empêche pas de résonner. On les pense enfin parce qu’on ne les reconnaît plus. Ils disloquent en disant le lieu. Ils donnent lieu, ils le donnent, ce lieu, en silence car un vocable semble se taire tout à coup en explosant quand il “entre” en peinture, comme on le dit avec des mots et comme on ne devrait plus désormais le dire, quand l’intrus pénètre par explosion dans (intus) l’espace muet du tableau, quand il l’explore curieusement, avec la curiosité inquiète de qui veut encore sauver ce dont il se dépouille. Il l’explose sans plus jamais lui permettre, enfin presque, de s’exposer, elle, la peinture, y provoquant, convoquant, invoquant l’implosion de la voix même qui donne à penser en donnant lieu.

N’est-ce pas?

Nous habitons, n’est-ce pas, les cendres d’une si vieille histoire, quand avec Socrate et Platon, S. et P. , le pensable ou l’intelligible (noeton) s’annonça dans la figure , sinon la métaphore, du visible (eidos). S. et P. avaient pensé la pensée sous la loi du jour, et cette assignation optique pourtant ne fut pas éphémère. Elle durera jusqu’à la fin du soleil qui, ne l’oublions pas, ne donne pas seulement à penser en donnant à voir, n’engendre pas seulement mais brûle aussi et réduit en cendres. Peut-on sauver les cendres de l’eidos? Quoi de nouveau sous le soleil, depuis S. ou P.? La question résonnera toute seule dans la nuit de ce labyrinthe.

Ils s’emblent se taire, ses mots, mais au cœur d’un hurlement. Ce sont des fous qui montrent la raison du doigt. Ils viennent de perdre la fonction dite normalement discursive, les voici déchaînés: soit dans leur phonie alphabétique, soit dans leur acharnement graphique, dans l’aphonie du trait. Mais le son et le trait ne s’entendent plus, ils ne se réfléchissent plus l’un l’autre. La fonction dite normalement discursive, la vieille intelligibilité n’est pas vraiment perdue, la “défunte” est sauve, survivante égarée dans le paysage, ruine éloquente encore mais destituée. Des amoureux de Pompei, leurs graffiti sublimes. Un monument où la mémoire de ce qui sauve décroît en mesure. Musique.

On dirait, n’est-ce pas:

Une telle oeuvre peut d’abord se lire, n’est-ce pas, comme un hommage funèbre au vieux couple: non pas à S et P. mais à Dichtung und Wahrheit et peut-être mieux encore à Dichten und Denken, à l’alliance de la poésie et de la pensée. Cette alliance ne put être scellée qu’à l’avènement de l’intraduisible. Est poétique ce qui donne à penser la langue en ce lieu où l’idiome absolu, c’est à dire le nom propre, appelle et limite à la fois la traduction. Le poème est l’intraduisible, la signature du nom propre, l’événement singulier dans ce que telle métaphysique appellerait le corps sensible de la lettre.

Certes.

Mais cet intraduisible n’est jamais absolu entre les langues, il ne ‘peut l’être qu’entre la langue et la non-langue. C’est cet intraduisible, donc la pensée du poétique même, que l’inscription de la langue dans l’espace, dans la non-langue, peut livrer enfin, donner, sinon rendre et sinon sauver. Aucun poème ne donnera à penser l’essence de la poésie, l’intraductible histoire d’un nom propre, comme peut le faire une certaine mise en oeuvre des mots dans l’espace muet de la peinture.

Vous direz, n’est-ce pas, mais c’est ce que font les poètes, ils espacent la visibilité sonore des mots. Oui, c’est ce que je voulais dire: alors ils sont aussi des peintres de la famille de celui dont je parle. L’essence du Dichten/Denken se pense dans l’espace, n’est-ce pas, elle s’espace “avant” de se recueillir dans les ashboxes de la poésie parlée (Ashhoxes est aussi le titre d’une série exposée en 1988) …..

Car il faut le dire, tant que la multiplicité des langues, Babel en un mot, tant que la tour se tient dans la langue, tant qu’elle s’ en-toure, et de vocables, elle laisse hors d’atteinte la gravité impitoyable et la chance inconsolée de l’espace: l’intraductibilité absolue de la parole-vue, de l’écriture en tant que telle. Et donc de tel nom propre, celui-ci. Tant qu’elle s’en-toure, tant qu’elle s’élève au milieu du vocable, dans l’élément du s’entendre-parler, elle a le temps. Elle se donne le temps de faire le tour. Elle a !’histoire de son côté, et les odyssées de la traduction. Monument de la nostalgie, phénicienne aussi, comme l’alphabet, Babel élève les cendres durcies. Elle les élève (comme ces enfants auxquels on apprend à lire l’histoire) et relève de leur dispersion.

Ashbox c’est autre chose. Absolument intraduisible, non parce qu’elle est muette (un nom propre, n’est-ce pas, se prononce) mais parce qu’elle garde les mots hors les mots. En elle mais hors les mots, cette urne funéraire suspend l’homme dans une mémoire de lettres qui le dépassent, vers le bas, de toute leur taille, tenus en l’air dans la matière colorée d’une langue, l’anglaise, le titre une fois enfermé au cœur de la chose, la boîte à cendres, l’autre chose dont je parlais: dans le cendrier de la langue, la poussière m’aime, Hoc est rneum corpus: sans sotériologie, sans assumption, voyez-moi vous parler, voyez mon nom ä l’envers. Je me vois mourir n’exclut pas, au contraire, que jamais, au grand jamais, jamais au grand jour je ne me voie mourir, jamais je ne verrai cela même -que je vois en permanence, voilà, n’est-ce pas, l’eidos de ce qu’il faut penser: le perdresauver à la fois, en un seul nom qui est un verbe.

Salvatore Puglia, par exemple. Mais comment viser? comment voir l’unique de cet exemple sans le perdre aussitôt dans la généralité d’un concept et dans ce qui lie le nom à l’intuition, ou le logos à. l’eidos?. Salvatore Puglia inscrit l’autre. Inscrit-il vraiment, SP.? Apparemment il se livre lui-même à l’inscription: incision, insertion, frappe, typographie, impression, empreinte, griffe, greffe, incidente, inclusion. Il type la voix, le verbe, !e mot et les noms, le nom “nom” par exemple, et en grec: voyez onoma entre parenthèses, en bas et à droite de l’aquarelle lntus Ubique (1986) où le nom de nom semble non pas s’opposer mais s’associer entre parenthèses au nom de chose (pragma) dans l’espace, dans le site qui semble précéder ladite inscription du dire, donner lieu, et s’ouvrir à l’in ou à l’intus de l’inclusion pénétrante, selon un dispositif déjà européen (le triangle des langues grecque, latine, germanique). Mais non, l’espace ne précède pas. Ce n’est pas une forme ou une boîte préexistantes dans lesquelles on enfermerait le contenu des mots. L’emboîtement naît de l’intussuception, il s’ouvre dans la pénétration d’une intuition par la généralité du mot-concept, du terme qui ouvre et termine la boîte. L’intussusception fait apparaître, avec le dispositif européen, l’écriture comme telle (Als Schrift, nous y reviendrons, c’est le titre d’un autre tableau (1987) dont on pourrait dire qu’il appartient à la même série), l’écriture, en tant qu’écriture, d’un espacement coloré, originairement chromatique, dans l’implosion même des mots et des noms, au-delà de toute traduction possible. L’au-delà dit, justement. Parce qu’intruisible et singulier, il donne à penser ce qui donne lieu: à l’Europe et à la traduction. Avant Babel mais sans contournement, sans réconciliation, sans restauration, sans complément, sans l’horizon même d’une résumption totalisante. Il n’y a même plus de recueillement (Versammlung) ou de recueil possible, plus de logos. Imaginez la prière devant une sépulture sans recueillement, et la bénédiction qu’elle appelle. C’est ainsi que je nomme la cendre, au-delà de toute poésie pure et de toute reine Sprache, de toute mise en oeuvre de la vérité.

Observons. Observons le silence. Que notre regard veille auprès de lntus Ubique (1986). Les mots du titre, au lieu d’être simplement dehors, les voici plantés, piqués, comme pour une injection, à l’angle pointu et noir des deux U, dans le corps même du tableau. Au cœur du tableau mais au-dessus de ce qui ressemble au cœur, vers le bas du cœur qui affecte aussi la forme pointue d’un U, un homme au poignard, un petit homme, un petit d’homme, comme dans Asbbox. Va-t-il sacrifier la bête, plutôt? Un Grec? Un Juif? Pariez: Abraham sacrifiant Iphigénie, peut-être, lecture aléatoire au-dessus d’une carte, une dame ou un valet de cœur, le cœur dans le cœur, avec des flèches ou des seringues de tous les côtés: le cœur est partout, le dedans se répand par dessus bord, il se répète en abîme, et inonde, et irrigue ( comme le cœur, c’est une veine ). Il rythme toute la surface, il s’enroule dans le volume d’un muscle, lequel bat de tant de mots, coup après coup. Au fond du cœur, il y a encore un cœur tatoué de mots-choses, Pragma (onoma), la chose (nom): ensemble, ils entrent ou sortent par effraction, sur le flanc gauche. Du coup, le dehors irriguant le dedans, le dedans s’épanchant au dehors, la partie en abîme devient plus grande que le tout qui fait d’elle partie, la rhétorique picturale plus grande que la rhétorique tout court et la métonymie du cœur est une figure sans fond.

Il y a aussi des mots indéchiffrables (pour moi) sur le flanc droit (Ad deos), des mots latins. Hyperbabelisation de l’Europe en perfusion. Le cœur, n’est-ce pas la mémoire? Vous ne comprenez rien, comme moi, vous délirez. Mais si vous ne vous sauvez pas, vous prendrez par cœur le dehors. II infiltre tout l’espace au goutte à goutte et vous rend ainsi la vie.

Bien sûr je ne vous dirai pas la vérité -la vérité du moins de cette signature en cours. Non seulement parce qu’elle est en cours et d’un cours pour lequel la fin d’un telos est hors d’atteinte (elle ne l’attend même pas, elle ne l’appelle plus; l’appel même, S.P. l’incisenère, et en intitulant un tableau ” hors d’attente” (1985), plutôt que, comme le voudrait l’idiome français, “hors d’atteinte”, il colossalise peut-être, avec cette petite différence, la forme non seulement phallique du I absent). Je ne vous dirai pas la vérité parce que l’ordre de la vérité, l’Europe même, n’est-ce pas, suppose quelque soumission du visible au dicible, du phénomène au legomène, même si le vrai du poème (aletheia, hermeneia) prévient le jugement (homoiosis, adaequatio). La vérité fonde ou termine l’hyperbabelisation aléatoire. Elle l’emboîte dans le mirage bleu d’une métalangue. Non que l’œuvre de S.P. soit sans vérité. Elle en est une, à elle seule, le simulacre d’une signature, la lumière du phantasma en lequel consiste toujours une signature du nom propre -et un nom propre ne se dit qu’en peinture -en forme de salut: salve, vale, khaire, salut, bonjour, porte-toi bien, jouis, sauve-toi de là.

Mais pour donner à penser la vérité de la vérité, elle entrouvre le hiatus, le chaos , la bocca della verità qui se montre et dit, n’est-ce pas, bouche bée (khainô), la béance bègue dans laquelle une vérité peut se dire et une bouche, n’est-ce pas, appeler. Sur le fond de ce chasme, un séisme incessant. I! livre tout à l’aléa. La vérité, n’est-ce pas, reste pour moi de rencontre. Je dis seulement comment je vais à la rencontre de SP.

Le rapport de cette signature à ce qu’elle ne signe pas, ne fait pas, ne dit pas, il est tout pour moi sauf négatif. Sauf de toute négativité, sauf enfin , sauf pour rendre grâces à cela même. Par exemple, telle signature interrompt les généalogies, elle les rend manifeste sans les rendre à elles-mêmes, dans le jeu cruel du dire qui dé-montre ou du dessin qui dédit, dé-signe, pseudo-speudonymise et dédie (les Sagen , Zeigen, Zeichen, Zeichnen donnent-ils encore la mesure?) Les langues maternelles de l’Europe cessent alors de faire la loi, on pense aux calligraphies d’un tout autre ordre, alphabétique ou non, l’arabe, la chinoise, la japonaise. On ne les voit pas, donc on y pense. A l’interruption anamnésique de cette généalogie, il n’y a nul orphelinat, plutôt l’expulsion d’une naissance, comme si une mère tout à coup ne reconnaissant plus son fils, incapable de le nommer, ni elle redevenue vierge, alors le nom propre surgit ruisselant de l’oubli, prêt à y replonger de nouveau.

L’espace commence !à où, dépouillé de tout, il finit d’être le medium du temps qu’il faut pour traduire. Il incinère la langue immédiatement. Bloc de cendres. Il aura d’abord électrocuté la locution. Transie de froid et de feu, la langue maternelle s’expose dans son corps, à travers les lèvres entr’ouvertes, écartées, en retrait, le retrait de l’écrit comme tel, als Schrift. L’oeuvre qui porte ce nom, als Scbrift (1987 ), met en piste fléchée (peut-être, n’est-ce pas ) toute l’écriture sainte, et littéralement (entendez grâce à des lettres) toute l’histoire du salut, de la genèse à l’apocalypse, non pas l’alpha et l’oméga mais en décoloration de l’ocre rouge, c’est-à-dire de la miniature, le phi, l’omega et le psy. On peut compléter, ou non, dans le lexique grec, dans tous les alphabets où nous sommes en train de butiner. Le Als dit le “en tant que tel” de l’écriture sainte ou profane, des écritures ainsi exhibées, mais peut-être aussi le simulacre du als ob caché dans les ocres, la fiction ou la figure (comme si, as if) de ce qui apparaît en tant que tel dans le retrait de la remarque et ne se dit que selon l’image. Voilà ce qui donne à penser en donnant à voir, à penser le voir et à voir le penser, là où ils ne se laissent plus désarticuler parce qu’ils se tiennent, se meuvent plutôt à l’articulation, et clignent de l’œil, dans l’instant (Augenbllck), de l’un à l’autre. Les mots ouvrent l’œil, la peinture ferme les yeux , intus ubique, le dedans est partout.

Quoi de neuf sous le soleil, demandions-nous. Ce que la signature de SP. semble assigner pour l’avenir, et qui n’est pas la vérité, seulement le als ob de la vérité, semble se rassembler en cinq propositions que j’énonce dans le style dépouillé de la théologie négative (les d’yeux en moi, proposition athée pour scandaliser l’athéisme).

1. L’espacement du verbe, sa prise en vue n’est plus une intégration graphique ou picturale du discours. Celui-ci n’est pas compris dans un ensemble plus large ou plus puissant, il n’est pas pris, seulement laissé, à l’état de legs abandonné au regard, à la garde aléatoire, livré à la chance ou à la rencontre, à l’expérience comme randonnée, at random.

2. La mise en oeuvre ne relève plus du collage. Celui-ci posait encore, il apposait, juxtaposait ou superposait plusieurs identités, des morceaux qui demeurent entiers parce qu’ils sont ce qu’ils sont, identiques à eux-mêmes; Suivez le pigeon-voyageur et voyez ce que montrent, disent, prédisent, signent ou signalent, citent, envoient les Présages (1984) en plus d’une langue, du fragment de (Büchner/Lenz?) au petit frondeur à la lettre.

3. Cette écriture ne rend plus. Plus d’échange. Elle n’est plus une calligraphie représentative, elle excède la restitution par l’image, le mimétisme d’une graphopoétique descriptive qui plierait une phrase à un ordre des choses, comme les lignes du “il pleut” d’Apollinaire peuvent simuler une averse oblique de ces mots mêmes, “il pleut” -et autres calligrammes du même genre.

4. Il ne s’agit en rien de “rebus”, cette perversion triviale de l’écriture phonétique, quand des choses (res) prennent la valeur sonore de leur propre nom pour former d’éloquents pictogrammes,

5. L’espacement du verbe qui fut au commencement, on ne doit même plus dire qu’il greffe ou ente la musique du corps sonore sur un corps étendu, ni le temps d’une parole sur la synchronie d’une surface. Il porte au-delà de toute métaphore organique ou génétique. Une telle métaphore en effet rêve encore la vie, et d’un corps intégral. Elle phantasme l’un-corps à réapproprier, le “ceci est mon corps” qui hante toute notre peinture, depuis 2000 ans quelle veut ainsi se sauver dans la déictique de sa propre signature (jouissance de !’Ecce homo, autoportrait, autobiographie, Croce e Delizia, 1986). Au-delà de la métaphore même et de la métonymie, au-delà de toute rhétorique de l’image ou, comme son nom l’indique, de la rhétorique du verbe, autrement dit, n’est-ce pas, de la rhétorique tout court. L’espacement des mots et des lettres “comme écriture” ne peut devenir l’objet d’une rhétorique. Il met en scène la rhétorique, et celle-ci tout à coup ne se sent plus. A travers les mots, !’espace n’est pas muet, ni aveugle mais il devient la jalousie, le blind. Il entrevoit: paupières mi-closes des vocables, avec cils, sourcils, pupilles, lentilles (lens). Les yeux, comme ces mots, sont couleur. Ils en changent. Ecoutez-la.

Pourquoi parler ici des simili-ensembles de S.P.? Je le surnomme ainsi non pas en mémoire de Socrate et Platon, ni du Spiritus Sanctus, ni du Self-Portrait ni de la Scéne Primitive mais plutôt de la ressemblance formelle d’une lettre, W, aux ailes d’une guêpe, Wespe. On sait, n’est-ce pas, ce qu’en fit un Homme aux loups pour l’en dépouiller. Et dans l’œuvre pseudo-autobiographique ou pseudonymique de SP, il y a, résonnant en français comme Ashbox, une “Vie de H.B” (1982-1983), Henry Brulard, alias Beyle, alias Stendhal, avec des mots anglais, une date de journal peut-être (“Monday 14”), d’autres “Souvenirs d’égotisme” pour ce français, cet italien, cet anglais, ce sosie péninsulaire.

Ces simili-ensembles ne se ferment pas, ils sont courus, encourus comme autant des risques, dans des séries. Mais chacun d’eux comporte déjà en lui-même une sorte de sérialité ouverte, une multiplicité, une distraction interne qui interdit le rassemblement auprès de soi, et tient d’abord à la dé-hiérarchisation des rapports entre pensable, dicible et visible, sens et forme, sema ( signe ou tombeau, signe de sépulture ) et soma, psykhé (celle de Aurora, 1985) ou soma, âme ou corps, esprit ou lettre, parole ou écriture, trait ou couleur, mot ou chose, vie ou mort. La vie même s’y perd-sauve en se donnant à penser depuis ses bords, depuis son au-delà, sans au-delà. La vie et le rassemblement -qui n’est pas le système- sont donnés à penser depuis la dispersion sans recours de la cendre. Non que le mot redevienne chose à son tour. La chose (Cause, cosa Ding, thing) est déjà une parole, elle est à l’origine une affaire (pragma), l’enjeu d’un litige dans une assemblée de causeurs ou de plaideurs, elle est politique, juridique, symbolique. Le don qui donne à penser ne donne rien. Pas de cadeau. Il ne produit plus. Il ne donne ni une chose ni un mot, rien qui soit un présent. Il se donne lui-même sans jamais se présenter. Encore moins représenter. Au-delà de toute apodose, il ne se rend plus. Dépouillé de tout, et d’abord de lui-même, il donne à penser toute l’histoire de l’histoire, le triangle linguistique d’une philosophie greco‑chrétienne qui porte le 2 des mots et des choses, la pose et l’opposition, la loi comme thème ou comme thèse (thesis, nomos, Setzung Gesetz) et donc la dialectique. S.P, la signature paraphée de cette oeuvre est, tout initialement: sans pose et sans repos.

Donner-à-penser le sans-pose et le sans-repos, cela ne consiste plus à présenter ou représenter dans la lumière de l’image, à faire apparaître le als phénoménal du comme tel (phainesthai, phos, phantasma, phantasia) dans la surexposition ou la sous-exposition d’une surface pelliculaire.

Et pourtant il y va d’une autre synthèse photographique, d’une autre écriture de l’ombre et de la lumière, d’une autre Skia-Photographia.

En voici pour finir deux exemples.

Le premier, c’est la série intitulée Orto petroso (1988). L’œuvre est photographique, mais l’écriture de lumière est venue surprendre une autre .écriture, la cinématographie muette de traits d’abord colorés sur des pierres. Plantés en terre étrangère (plantes, graines, atomes, bornes, tombes, monuments, sémaphores et jetons), transplantés hors d’attente, les sépultures pétroglyphées sont elles-mêmes disposées comme des lettres sur une ligne en allée: à voir, lire, parcourir dans tous les sens, volume du livre et chemin d’arpenteur, palindrome de mon nom, épitaphe en boustrophedon, cimetière et pépinière, allée venue on ne sait d’où, au lieu d’un jardin sans âge, ni français, ni anglais.

Et puis, deuxième exemple, la silhouette profilée du spectre mobile qui, photographié par elle, S.D. ( Suzanne Doppelt ), fait œuvre en hommage de son ombre au tableau qu’il vient, lui, S.P. de dépasser. (Voilà du moins ma supposition, pour sauver les apparences, les miennes. Je réfléchis, je spécule sur lui pour m’y retrouver). La stabilité du tableau n’était composée que pour un temps de pose. Cinématographies sur le blackboard, pour une épreuve sans négatif.

J .D.

1988